La Magie sans magie (LAMBERT)

Comédie en cinq actes et en vers.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de l’Hôtel de Bourgogne, en 1660.

 

Personnages

 

LÉONOR, déguisée en homme sous le nom de Léonce, dame native de Valence

ALPHONSE, gentilhomme castillan

FÉDÉRIC, autre gentilhomme castillan

ELVIRE, dame castillane

ASTOLFE, vieux gentilhomme de Valence

TIMANTE, autre vieux gentilhomme de Valence, père de Léonor

FERNAND, valet d’Alphonse

JULIE, suivante de Léonor

 

La scène est en une maison de campagne, à un mille de Valence.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

ASTOLFE, TIMANTE

 

TIMANTE.

Que je vous trouve heureux dans votre Solitude,

Où, sans prendre aucun soin que celui de l’étude,

Vous trouvez un repos, sur la fin de vos ans,

Qu’on ne rencontre point parmi les Courtisans !

ASTOLFE.

Depuis qu’ayant perdu mon aimable Clarice,

La cour qui me charmait me devint un supplice,

Et que, pour regretter cet objet adoré,

J’apportai dans ces lieux un cœur désespéré,

Le temps, qui de nos maux calme les violences,

M’a guéri de mes feux par l’amour des Sciences,

Et dégagé des sens mon Esprit curieux,

Pour l’élever plus haut dans les secrets des Cieux :

C’est ainsi que, charmé de cette ardeur nouvelle,

Si je soupire encor ce n’est plus que pour elle,

J’y trouve des appas qu’on ne peut trop chérir,

Et je crois vivre heureux quand j’apprends à mourir.

Ici, dans le mépris d’une vie éclatante,

Je goûte des plaisirs que le silence augmente,

Et qui, rendant le calme à mon cœur agité,

Ont autant de douceur qu’ils ont de pureté :

Souvent de mes Amis la troupe officieuse

Les venant partager, se vante d’être heureuse,

Et trouve, en un repos qui remplit leurs souhaits,

Ce que la Cour promet et ne donne jamais :

Lors je fais à leurs yeux briller mille merveilles,

Les agréables fruits de mes pénibles veilles,

Et dont la nouveauté les surprend tellement,

Qu’ils croient ne les voir que par enchantement,

D’un effet naturel ils s’en font un miracle,

Mon pouvoir leur paraît sans borne et sans obstacle,

Et des moins éclairés l’Esprit plus confondu,

Ne me croit exceller qu’en un Art défendu.

TIMANTE.

Moi-même, je l’avoue, ayant l’âme étonnée

De vous voir si savant dans notre destinée,

Je vous ai soupçonné d’en avoir tant appris

Par un étroit commerce avecque les Esprits.

ASTOLFE.

Étrange impression de la plupart des Hommes,

Qui, vivant aveuglés dans le Siècle où nous sommes,

Sans s’élever plus haut que la terre et le sang,

Ne nous conçoivent point dans un plus noble rang,

Et n’imputent l’effet de nos travaux sublimes,

Qu’à des charmes honteux et qu’au plus noir des crimes !

Comme si la Nature en ses secrets divers,

Qui, tirés de son sein, étonnent l’Univers,

Se servant du pouvoir des figures, des Nombres,

N’agissait pas assez sans le secours des Ombres,

Et surtout si le Ciel, tout éclatant de feux

N’offrait pas aux mortels des tableaux merveilleux,

Où l’Auteur de nos jours, en brillants caractères

De notre destinée a tracé les mystères ;

Mais le Peuple grossier comprend peu ces raisons,

Et sur son ignorance établit ses soupçons :

Je sais que dans Valence on croit que la Magie

Seconde les efforts de notre Astrologie,

Que j’y suis un grand Maître, et qu’ainsi les Enfers,

Mieux encor que les Cieux, me sont toujours ouverts :

J’ai pris, ainsi que vous, naissance en cette Ville,

Et ce lieu n’en étant éloigné que d’un mille,

Chacun de mon pouvoir se trouve assez instruit

Pour me croire Enchanteur, et m’en donner le bruit,

Mais je fais peu d’état d’un sentiment vulgaire,

Et content de moi-même en ce lieu solitaire,

Je ris de cette erreur, cher Timante, et je veux

N’employer tous mes soins que pour vous rendre heureux.

TIMANTE.

Votre pouvoir est grand ; mais, Ciel ! il faut qu’il cède

Au malheur qui m’accable, et n’a point de remède :

Vous savez qu’au moment que le Maure vainqueur

Ravagea notre terre avec tant de fureur,

Je fus fait prisonnier, et conduit à Grenade,

Où j’ai langui deux ans, triste et toujours malade,

N’ayant rien dans les fers, pour soulager mon sort,

Que l’espoir d’en sortir par une prompte mort ;

Là, j’appris que plus loin poussant leur insolence,

Nos traîtres ennemis assiégèrent Valence ;

Mais que, les Castillans nous ayant secourus,

Ces perfides vainqueurs furent enfin vaincus,

Que, délivrant Valence, ils finirent vos peines,

Et c’est ce qui charma la rigueur de mes chaînes.

Maintenant qu’un échange, après tant de travaux,

Me rend à ma Patrie, et doit finir mes maux,

Hélas ! en arrivant, par un destin funeste,

J’apprends que j’ai perdu tout l’espoir qui me reste,

Que ma fille, l’objet de mes tendres amours,

Par une mort tragique a terminé ses jours :

Surpris, à ce rapport, d’une douleur mortelle,

Je n’ai pu plus au long savoir cette nouvelle ;

Mais désirant l’apprendre, et mourir à vos yeux,

Un furieux transport m’a conduit dans ces lieux,

Où d’abord vos discours, par un trait de prudence

Me donnant quelque espoir m’ont imposé silence ;

Je ne sais qu’en juger, et je ne conçois pas

Comme on peut rappeler ma Fille du trépas.

ASTOLFE.

Avec tout mon savoir je l’ignore moi-même ;

Mais au moins pour flatter votre douleur extrême,

Un jeune Cavalier, témoin de cette mort,

S’apprête à vous en faire un fidèle rapport,

Dans votre désespoir je veux qu’il vous console,

Et charme tous vos maux avec une parole.

Le voici.

TIMANTE.

Ciel ! que vois-je ?

 

 

Scène II

 

LÉONOR, déguisée en homme, ASTOLFE, TIMANTE

 

ASTOLFE, lui présentant Léonor.

Un objet trop charmant,

Pour ne pas vous surprendre avec ravissement,

Et vous combler de joie en essuyant vos larmes.

TIMANTE.

Pour m’abuser, Astolfe, usez-vous de vos charmes ?

Sous ce déguisement, quoi, vois-je Léonor,

Et puis-je être assuré qu’elle respire encor ?

LÉONOR.

N’en doutez point, Monsieur : oui, malgré mon envie,

La mort impitoyable a refusé ma vie,

Et pour vous épargner d’inutiles douleurs,

Le ciel avec mes jours prolonge mes malheurs ;

Mais, ainsi travestie, ai-je lieu de prétendre

Qu’avec contentement puisse vous surprendre ?

Monsieur, à vos genoux...

TIMANTE, la relevant.

Ô fortunés moments !

Viens étouffer ton crime en mes embrassements,

Ma Fille, et laisse agir les transports de ma joie,

Puisque le Ciel encor permet que je te voie,

Ta vertu m’est connue ; et loin de t’accuser,

Je te crois peu coupable, et veux tout excuser.

ASTOLFE.

Croyez que votre Fille, en se faisant connaître,

Se rend par sa vertu toujours digne de l’être

Je veille à sa conduite, et mon consentement

La justifie assez en ce déguisement ;

Elle eut peu de bonheur, mais beaucoup d’innocence.

TIMANTE.

J’en attends le récit avec impatience.

LÉONOR.

Que mon cruel destin vous doit peu contenter,

Et que je sens de peine à vous le raconter !

De quel front oserai-je avouer à mon Père

Qu’un traître eut le bonheur de ne me pas déplaire,

Et que tachant moi-même à m’arracher le jour,

Ce barbare attentat fut un effet d’amour :

J’aimai (ce lâche aveu me semble un si grand crime,

Qu’avec confusion il faut que je m’exprime :)

Toutefois, si j’aimai, ce fut si noblement,

Que je dois peu rougir d’en parler librement.

Entre tous ces guerriers dont la haute vaillance

S’est rendue immortelle au siège de Valence,

Quand le Maure, orgueilleux de ses premiers exploits,

Parut devant nos murs pour nous donner des Lois,

Alphonse... à ce seul mot je redeviens confuse.

TIMANTE.

C’est sans doute le nom du traître qui t’abuse,

Mais il m’est inconnu.

LÉONOR.

Vous étiez prisonnier,

Quand pour nous secourir arriva ce Guerrier.

TIMANTE.

Son Pays ?

LÉONOR.

Le Pays des Héros, la Castille,

Son mérite soutient l’éclat de sa Famille,

Et, de nos ennemis s’étant rendu vainqueur,

Il me fit agréer l’hommage de son cœur :

Je trouvai ma défaite où je cherchais ma gloire,

L’ingrat sut m’éblouir d’une fausse victoire ;

Mais feignant de se rendre à mes faibles appas,

Les siens furent si forts que je ne feignis pas,

Et, depuis que l’Amour sur nos âmes préside,

On n’aima jamais mieux que j’aimai ce perfide,

Mais, hélas ! au moment que les Maures défaits

Abandonnant nos murs remplirent nos souhaits,

Pour revoir son pays ce traître, en diligence,

Rappelé par les siens, abandonna Valence,

Et, me promettant tout pour ne me tenir rien,

Il emporta mon cœur sans me laisser le sien ;

Car j’appris qu’à Madrid une Beauté charmante

Donnait de nouveaux fers à cette âme inconstante,

Et que bientôt l’Hymen, favorable à leurs vœux,

En me désespérant devait les rendre heureux.

TIMANTE.

Dieux ! que tu fus sensible à ce sanglant outrage !

LÉONOR.

Jugez de ma douleur, connaissant mon courage.

Déjà je méditais de tragiques efforts,

Quand les Maures encor parurent sur nos bords,

Et rallumant la guerre au sein de la Province,

Mon perfide y revint par l’ordre de son Prince,

Avec le même bras qui le rendait vainqueur ;

Mais Ciel ! ce ne fut pas avec le même cœur,

Je le trouvai partout insensible à mes larmes,

L’ingrat fit vanité de mépriser mes charmes,

Et chez moi, par hasard, se rencontrant un jour,

Avec tant de dédains il traita mon amour,

Que, cet amour soudain se changeant en furie,

Je formai le dessein d’attenter à sa vie,

Et, pour l’exécuter, me tirant à l’écart,

Sans que l’on m’aperçût, me saisis d’un poignard.

Mais, hélas ! que l’objet d’une invincible flamme

Rappelle promptement la tendresse en notre âme !

Prête à faire éclater ce violent dessein,

Je sentis que mon cœur désavouait ma main,

Confuse, je rougis d’un mouvement plus tendre,

Et ma fureur, sur lui n’osant plus entreprendre,

Fit retomber sur moi la peine du trépas,

Et voulut me punir de ne le punir pas :

Ainsi, sans balancer, de rage toute émue,

Soudain je fais briller ce poignard à sa vue,

Et d’un coup aussi prompt qu’il parut inhumain,

Sans qu’on pût m’arrêter, je me perce le sein,

Et je tombe à ses pieds en illustre Victime

Qui lui sauve le jour et paye pour son crime.

TIMANTE.

Que ce triste accident a lieu de me troubler !

ASTOLFE.

La fin en est heureuse et doit vous consoler :

Je me trouvai chez vous au point que cette Amante

Entre les bras des siens encor toute sanglante,

Empêchait fièrement qu’on la pût secourir,

Et voulait pour remède achever de mourir ;

Mais enfin mes raisons ayant su la remettre,

Et de sa guérison osant tout nous promettre,

Pour l’obliger à vivre après ce vain effort,

Il fallut nous résoudre à publier sa mort,

Et la faire en ce lieu secrètement conduire,

Sans que de cette feinte aucun se pût instruire,

Cependant qu’en la Ville, où tout était en deuil,

Dans le tombeau pour elle on portait son cercueil :

C’est ainsi que depuis, en ce lieu solitaire,

Alphonse, par mes soins, a cessé de lui plaire,

Elle oublie un ingrat qui sut trop l’outrager,

Ou bien n’y songe plus que pour s’en mieux venger.

TIMANTE.

Quoique l’âge ait glacé tout mon sang dans mes veines,

Je le sens s’échauffer au récit de ses peines ;

Il périra, ma Fille, ou mes débiles mains...

LÉONOR.

Quittez, quittez, Monsieur, ces violents desseins ;

Cet habit, dont ici je parois déguisée,

Sans exposer vos jours rend ma vengeance aisée,

Il fait que je remporte un triomphe éclatant, 

Je suis, je suis vengée et j’ai l’Esprit content.

Admirez mon destin. Dès que je fus guérie,

Un caprice nouveau succède à ma furie,

N’ayant plus pour l’ingrat qu’un mépris généreux,

J’entreprends toutefois de ruiner ses feux,

Je veux voir la Beauté qui détruit mon empire,

Et déguiser mon Sexe afin de la séduire ;

C’est vainement qu’Astolfe étonne mon Esprit,

Il faut qu’il y consente et me mène à Madrid.

Là, sans perdre de temps, je m’approche d’Elvire,

Cet objet trop charmant pour qui l’ingrat soupire ;

Mais, pour m’y consoler d’y voir tant de beauté,

J’y vois briller encor plus de légèreté :

Avec si peu d’attraits que mon ennui me laisse,

J’attaque, je surprends, je poursuis, je la presse,

Et mon dessein enfin m’a si bien réussi,

Que j’ai pu l’enlever et la conduire ici.

TIMANTE.

L’enlever ? Quel destin ! Mais enfin ta vengeance ?

LÉONOR.

Je prétends qu’elle éclate au milieu de Valence,

Qu’Alphonse y voie Elvire, et que son changement

Accable de douleur cet infidèle Amant.

TIMANTE.

Mais il faut que sa mort après me satisfasse :

Ce n’est que dans le sang qu’un tel affront s’efface ;

Si ce traître est vaillant, je le fus comme lui,

Et mon cœur à mon bras pourra servir d’appui.

ASTOLFE.

Que vous êtes bouillant pour avoir tant d’années !

Je veux plus sagement régler vos destinées ;

Sans plus vous emporter laissez-m’en le souci.

 

 

Scène III

 

JULIE, LÉONOR, ASTOLFE, TIMANTE

 

JULIE.

Ha ! Madame, apprenez qu’Alphonse est près d’ici.

LÉONOR.

Alphonse ! et quel hasard t’a fait voir ce volage ?

JULIE.

Je conduisais Elvire en ce prochain bocage,

Où, sans y prendre garde, on s’égare toujours,

Lorsqu’en nous démêlant des plus cachés détours,

De loin trois Cavaliers, à l’endroit le plus sombre,

Nous paraissent charmés du silence et de l’ombre,

S’avançant lentement sous ces feuillages verts,

Qui semblent craindre peu la rigueur des Hivers,

La curiosité nous donne le courage

D’en approcher plus près pour les voir au visage,

Quand l’un d’eux, par hasard, se tournant promptement,

Nous montre tous les traits de votre ingrat Amant ;

J’en demeure surprise, Elvire en est émue,

Et pour nous assurer encor mieux de sa vue,

Nous eussions avancé par des sentiers secrets,

Si son traître Valet ne l’eût suivi de près,

Qui, l’œil toujours au guet et la mine inquiète,

Nous a fait, malgré nous, songer à la retraite.

LÉONOR.

Que tu m’obligerais, Destin capricieux,

Si tu pouvais offrir ce perfide à mes yeux !

ASTOLFE.

Sans doute en ce pays il s’avance avec joie,

Pour se joindre au secours que la Castille envoie ;

Ce lieu sert de passage, et j’ose me flatter,

Que pour peu qu’on m’estime on m’y vient visiter.

LÉONOR.

Ha ! s’il faut qu’en ces lieux je le voie paraître,

Je veux sous cet habit me montrer à ce traître,

Et disposer surtout l’objet de son ardeur

À le désespérer d’un excès de froideur.

À Timante.

Mais de grâce, Monsieur, souffrez qu’à votre vue.

Pour y mieux réussir, ma feinte continue,

J’aperçois la beauté qui soupire pour moi,

Sous le nom de Léonce, elle a reçu ma foi.

TIMANTE.

Mais peux-tu la charmer lorsqu’il faut te contraindre ?

LÉONOR.

Hélas ! j’eus trop d’amour pour n’en savoir pas feindre.

 

 

Scène IV

 

ELVIRE, LÉONOR, TIMANTE, ASTOLFE, JULIE

 

LÉONOR, à Elvire.

Je ne demande pas, objet de mes désirs,

Quel destin surprenant peut troubler vos plaisirs ?

La rencontre d’Alphonse en cette Solitude

Mêle assez de ma crainte à votre inquiétude ;

Mon amour s’en alarme et craint que votre cœur

Ne se laisse surprendre à son premier vainqueur.

ELVIRE.

Que vous êtes injuste, après m’avoir réduite

À vous prouver mes feux par une prompte fuite !

Après m’avoir forcée en cet enlèvement

D’abandonner la gloire en suivant mon Amant !

Plus j’ai d’amour pour vous, plus je crains, cher Léonce,

Je connais votre cœur et la valeur d’Alphonse,

Vous en viendrez aux mains, vous rencontrant tous deux,

Et je crains d’un combat l’événement douteux.

LÉONOR.

Ne craignez rien, Madame, et souffrez que mon Père

Vous assure en ces lieux d’un destin peu contraire ;

Me sachant de retour, il y vient promptement

Pour honorer mes feux de son consentement.

ELVIRE, à Timante.

Ha ! Monsieur, que je sens de trouble à votre vue !

Mais sachant vos bontés, ma crainte diminue,

Puisque vous approuvez l’excès de mon ardeur

Qui m’a fait, en fuyant, hasarder mon honneur ;

Car enfin, je crains bien d’être un peu trop blâmée.

TIMANTE.

Madame, je prends soin de votre renommée,

Fuyant avec mon Fils, quoi qu’on veuille en juger,

Croyez que votre honneur ne court aucun danger,

Et qu’on n’aura pas lieu de vous couvrir de blâme,

Lorsqu’on connaîtra mieux l’objet de votre flamme ;

Vous trouvant avec lui, mes vœux sont satisfaits,

Le ciel par ses faveurs surpasse mes souhaits,

Il rétablit ma joie avecque ma famille,

Permettant qu’en ces lieux je rencontre une Fille.

ELVIRE.

Vous me donnez ce titre avec trop de bonté,

Agréez mes respects en cette qualité,

Monsieur, et permettez que l’aimable Léonce...

Mais quelqu’un vient. Ô ciel ! c’est le Valet d’Alphonse.

ASTOLFE.

Il se nomme ?

ELVIRE.

Fernand.

À Léonor et à Timante.

De grâce, éloignons-nous,

Je veux sur quelque point m’éclaircir avec vous.

 

 

Scène V

 

FERNAND, ASTOLFE

 

FERNAND.

Ce lieu semble agréable et vaudra bien la peine

Qu’un Homme comme moi pour un peu s’y promène :

Mais où trouver Astolfe ?

ASTOLFE.

Ami, que me veux-tu ?

FERNAND.

Monsieur, vous le savez.

ASTOLFE.

Je ne t’ai jamais vu,

Et j’ignore...

FERNAND.

Ha ! Monsieur, il ne vous faut rien ,

Donnez-moi ma réponse, et puis je me retire.

Je sais que vous savez déjà de bout en bout...

ASTOLFE.

Mais que puis-je savoir ?

FERNAND.

Ne savez-vous pas tout ?

N’avez-vous pas cet Art qui vous rend effroyable,

Et qui vous fait savoir un peu plus que le Diable ?

ASTOLFE, à part.

Il suit le bruit commun, et croit me faire honneur ;

Mais pour notre entreprise appuyons son erreur.

Il parle à Fernand.

Qu’un talent merveilleux rarement se déguise !

Veux-tu donc que je parle avec plus de franchise ?

Veux-tu que je te die, afin de t’étonner,

Et te faire mieux voir si je sais deviner,

Que ton nom est Fernand, que ton Maître est Alphonse ?

FERNAND, bas.

Je tremble à chaque mot que ce Vieillard prononce !

ASTOLFE.

Qu’un autre Cavalier, dans ce Bois...

FERNAND.

Ha ! Monsieur,

Cessant de deviner faites cesser ma peur ;

Je ne savais que trop, quoi qu’on m’ait voulu dire,

Qu’il n’était pas besoin de vous venir instruire,

Que mon Maître, en ce Bois rencontrant Fédéric,

Qui, comme vous savez, arrive de Madrid...

ASTOLFE, bas.

Feignons. Oui, je sais tout sans que tu me l’apprennes,

Je viens d’en recevoir des nouvelles certaines.

FERNAND.

De qui ?

ASTOLFE.

De mes Esprits, qu’on nomme familiers,

Qui vont, pour tout savoir, de quartiers en quartiers.

FERNAND.

Vous ayant tout conté, c’est à moi de me taire.

ASTOLFE.

Parle, car je veux voir si tu seras sincère :

Tu te plais d’en donner.

FERNAND.

J’aime à me divertir ;

Mais, diable, avecque vous il ne faut pas mentir,

De vos Esprits privés j’appréhende la touche.

S’il vous plaît donc encor d’ouïr tout de ma bouche,

Je vous dirai, Monsieur, mais en peu de discours,

Que mon Maître, avançant pour se joindre au secours

Que le Roi de Castille à votre Prince envoie,

A trouvé dans ce Bois un obstacle à sa joie,

Rencontrant Fédéric, qui l’embarrasse fort.

ASTOLFE.

Quel est ce Cavalier ?

FERNAND.

Ignorez-vous son sort ?

Vos Esprits aujourd’hui n’ont-ils pas su vous dire

Qu’il est né dans Madrid, et qu’il adore Elvire,

Cette illustre Beauté dont le charme éclatant

Fit renoncer mon Maître au titre de constant ?

ASTOLFE.

Ton Maître est bien puni de cette perfidie

Qui coûte à Léonor et l’honneur et la vie ;

Cette fidèle Amante en a perdu le jour :

Mais lui, qu’espère-t-il de sa nouvelle amour ?

Car enfin, puisqu’il faut qu’à deviner j’achève,

Elvire est inconstante, un autre Amant l’enlève.

FERNAND.

Ma foi, nous l’avons su du jaloux Fédéric,

Qui, pour chercher mon Maître, est parti de Madrid,

De cet enlèvement le croyant seul coupable :

Il a paru d’abord en Rival redoutable,

Et voulait promptement, pour finir son ennui,

Se couper sans raison la gorge avecque lui :

Mon Maître, assez émeu d’une telle nouvelle,

N’était que trop d’humeur à vider la querelle ;

Mais enfin s’étant mis sur l’éclaircissement,

Il s’est justifié de cet enlèvement,

Et tous deux, en perdant le dessein de se nuire,

S’accordent maintenant à pester contre Elvire ;

Et mon Maître, informé de votre haut savoir,

Vous venant visiter, a conçu quelque espoir,

Que votre Art leur pourra fournir quelques lumières.

ASTOLFE.

Crois qu’il leur fournira des visions trop claires.

FERNAND.

Quoi, Monsieur, vous pouvez ?...

ASTOLFE.

Oui, je puis promptement

Contenter leurs Esprits sur cet enlèvement ;

Mais apprends que mon Art produit d’autres merveilles ;

Je sais charmer les yeux, j’enchante les oreilles.

Je change en un moment l’ordre de l’Univers,

Je fais pâlir la Lune, et je trouble les Airs,

Entre les éléments je réveille la guerre,

Je fais mugir les flots et gronder le Tonnerre,

Du souffle de ma voix j’anime tous les Vents,

Je réveille les morts, et j’endors les vivants,

Et je puis, d’un seul mot fulminé sur ta tête,

Anéantir ta forme et te changer en Bête.

FERNAND.

Tout beau, gardez-vous bien de me rendre Animal :

Mon Maître quelquefois m’appelle un franc Cheval ;

Mais je craindrais plutôt qu’avec un coup de Canne

Vous n’eussiez le pouvoir de me changer en Âne.

ASTOLFE.

Je te veux faire voir d’étranges nouveautés.

FERNAND.

Je suis peu curieux de curiosités.

ASTOLFE.

Ne crains rien ; mais surtout qu’Alphonse se prépare

D’être bientôt surpris par un charme assez rare.

FERNAND.

Mon Maître est incrédule et rit des visions.

ASTOLFE.

Nous pourrons le troubler par nos illusions ;

Mais où le verrons-nous ?

FERNAND.

Je crois qu’il se promène

Avecque Fédéric dans la Salle prochaine,

Et je viens de sa part pour vous complimenter.

ASTOLFE.

Allons le recevoir, c’est trop nous arrêter.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

ALPHONSE, FERNAND

 

ALPHONSE.

Que prétends-tu m’apprendre avec tant de sottises ?

FERNAND.

Qu’il faut vous préparer à d’étranges surprises,

Que nous sommes, Monsieur, en des lieux enchantés

Où les illusions semblent des vérités.

ALPHONSE.

Ne crois pas qu’avec toi je forme ces pensées,

Qui ne sauraient remplir que des têtes blessées ;

Quoi qu’Astolfe possède un merveilleux savoir,

Ces effets que tu crains excédant son pouvoir.

FERNAND.

Toutefois se discours ont charmé vos oreilles,

Et pour vous régaler vous ont promis merveilles.

ALPHONSE.

Je n’attends rien moins que des illusions,

Et son Art n’a jamais produit de visions.

FERNAND.

Mais, Monsieur, s’il se sert de la Science noire ?

ALPHONSE.

Crois que pour s’en mêler il aime trop la gloire.

FERNAND.

Je ne sais ce qu’il aime, et pourtant je sais bien,

Que d’abord il m’a dit votre nom, et le mien,

Et m’allait tout conter, si la peur de l’entendre...

ALPHONSE.

Cesse d’extravaguer, je ne te puis comprendre.

FERNAND.

Vous comprendrez bien moins ce qu’il nous fera voir.

ALPHONSE.

Je te laisse le soin de le mieux concevoir.

FERNAND.

Pour m’en bien acquitter, il faut que sans réserve

Je rode ici partout, et que de près j’observe

De quel air se gouverne un si rusé Vieillard ;

Je crois qu’il n’est pas seul, et tantôt par hasard

Il m’a semblé de voir une Dame paraître.

ALPHONSE.

Tu te trompes, Fernand, et cela ne peut être ;

Un Sexe si charmant se plaît peu dans ces lieux.

FERNAND.

Je veux pour l’assurer, m’en instruire un peu mieux :

Je sais bien que ce Sexe assez rare en mérite

Se trouve rarement où la Science habite ;

Mais j’ai bien la berlue, ou j’ai vu clairement

Quelque objet qui ressemble à ce Sexe charmant ;

Il s’est comme un éclair échappé de ma vue,

J’ai de sa vision l’âme encor toute émue,

Souffrez que je m’éloigne afin de la chercher,

Et voir si de plus près je pourrai l’approcher,

Aussi bien Fédéric vous vient parler d’affaire,

Et ma présence ici n’est pas fort nécessaire.

 

 

Scène II

 

FÉDÉRIC, ALPHONSE

 

ALPHONSE.

Que dites-vous d’Astolfe ?

FÉDÉRIC.

Il est docte en effet ;

Mais de son entretien je suis peu satisfait :

Me tirant à l’écart avec sa mine grave,

Dont il semble traiter la Nature en Esclave,

Il vient de m’assurer d’un ton impérieux

Qu’il pourra contenter notre Esprit curieux ;

Mais sans plus différer, le priant de m’instruire

De ce qu’il peut savoir de la fuite d’Elvire,

Il ne m’a répondu qu’en termes ambigus,

Et j’ai compris assez par cet adroit refus,

Qu’il sait peu cette intrigue, et que notre espérance

Est fondée en abus ainsi que sa Science.

ALPHONSE.

Cependant le bruit court qu’on a vu mille fois

Des Oracles certains prononcés par sa voix,

Que son Art merveilleux lui fournit des lumières

Capables d’éblouir, les armes moins grossières,

Et qu’enfin l’avenir est présent à ses yeux.

FÉDÉRIC.

C’est ce qu’il n’apprend point en observant les Cieux :

Son Esprit qui pénètre où se fait le Tonnerre,

Sait mieux ce qui se passe au Ciel que sur la Terre,

Il peut nous déchiffrer les changements divers

Que les Astres roulants excitent dans les Airs ;

Mais ce n’est qu’en formant de vaines conjectures

Qu’il peut se faire jour jusqu’à nos aventures,

Et l’Art ne fournit point de principes certains

Pour mire dans les Cieux le destin des humains.

ALPHONSE.

Je veux croire avec vous sa Science incertaine ;

Mais quel autre moyen peut nous tirer de peine,

Et nous apprendre ici par quel malheur fatal

Elvire est au pouvoir d’un inconnu Rival ?

Car enfin c’est un sort qui me semble incroyable,

Puisqu’on a vu l’ingrate à mes vœux favorable

Recevoir mon amour avec autant d’ardeur,

Que ses charmants appas en mirent dans mon cœur.

FÉDÉRIC.

Que vous connaissez peu cette Beauté volage,

Dont l’amour peu solide aisément se partage,

Et qui ne conte point au rang de ses défauts

De s’engager souvent en des liens nouveaux :

Moi-même en votre absence en soupirant pour elle,

J’aspirais au bonheur de la rendre infidèle ;

Et lui montrant un cœur sensible à ses appas,

J’étais assez heureux pour ne l’irriter pas :

Déjà mes feux discrets cessaient de lui déplaire,

Lorsqu’absent de la Cour, par un destin contraire,

Je sus l’enlèvement qui nous rend si surpris,

Et je vous soupçonnais de l’avoir entrepris.

ALPHONSE.

Lâche et honteux effet d’une ardeur criminelle !

C’est trop, c’est trop aimer cette Amante infidèle,

Elle a quelque beauté qu’elle sait animer,

Elle a quelques attraits dignes de nous charmer ;

Mais l’inconstance y met une tache si noire,

Que qui les aimes encor, semble haïr sa gloire.

FÉDÉRIC.

La gloire d’un Amant est d’aimer constamment,

Et de perdre le jour plutôt que son tourment ;

L’Amour dedans nos cœurs éternise ses plaies,

Et qui peut en guérir, n’en eût jamais de vraies.

FERNAND.

Hélas ! j’ai de vrais maux dont je suis accablé,

J’ai des remords d’amour dont je me sens troublé.

Ô souvenir funeste au repos de mon âme !

Léonor expira pour avoir trop de flamme,

Et je trouve en son sang qu’elle a versé pour moi

De quoi me repentir d’avoir trahi ma foi :

Sans cesse je crois voir cette Beauté mourante

Reprocher son trépas à mon âme inconstante,

Et je sens qu’admirant son transport généreux,

Sa cendre a le pouvoir de rallumer mes feux :

Dans les bras de la mort je lui trouve des charmes

Qu’on ne peut regretter avec assez de larmes.

FÉDÉRIC.

J’admire en votre cœur ce soudain changement ;

Mais hélas ! que l’Amour vous touche faiblement,

Et qu’il sait mieux sur moi maintenir son empire.

Je vois avec douleur l’inconstance d’Elvire ;

Toutefois je l’adore, et toujours ses beaux yeux

Inconstants et trompeurs, sont mes uniques Dieux :

Dans un objet si beau tout me semble adorable,

Le crime m’y paraît sous une forme aimable,

Et dût-elle épuiser sur moi tous ses mépris,

Je serais vanité de l’aimer à ce prix.

 

 

Scène III

 

FERNAND, ALPHONSE, FÉDÉRIC

 

FERNAND.

Ha ! Monsieur ! ha ! Monsieur !

ALPHONSE.

Parle, que veux-tu dire ?

FERNAND.

J’ai vu, je viens de voir, j’ai vu...

ALPHONSE.

Qui donc ?

FERNAND.

Elvire.

ALPHONSE.

Oses-tu nous railler ?

FERNAND.

Non, ma foi ; mais enfin

J’ai vu...

ALPHONSE.

Qui donc ?

FERNAND.

Elvire.

ALPHONSE.

Où, traître ?

FERNAND.

En ce jardin.

FÉDÉRIC.

Sans doute il extravague et nous raconte un songe,

Ou croit nous obliger par ce grossier mensonge.

FERNAND.

Je n’extravague pas, et je mens encor moins,

Monsieur ; et s’il me faut produire des témoins

Pour vous justifier de si bonnes nouvelles,

J’en ai, grâces au Ciel, qui sont assez fidèles.

FÉDERIC.

Quels témoins ?

FERNAND.

Mes deux yeux, que je maintiens fort bons,

Et qui seuls valent mieux que toutes vos raisons.

ALPHONSE.

Tu m’obligerais fort de me faire comprendre...

FERNAND.

Écoutez, en deux mots je vais tout vous apprendre.

Je commençais déjà, pour notre sureté

De revoir de plus près ce séjour enchanté,

Lorsqu’entrant au jardin, Elvire, par sa vue

A fait naître en mon cœur une crainte imprévue ;

Je croyais me tromper, et pour mieux voir ses traits,

Je n’osais qu’en tremblant m’approcher de plus près,

Quand me reconnaissant (j’en suis encor tout blême)

Je l’entends hautement m’appeler elle-même.

FÉDÉRIC.

Elvire t’a parlé ? mais qu’as-tu répondu ?

FERNAND.

Rien, car j’ai pris la fuite et n’ai pas attendu,

Que de peur je mourusse en un sort si bizarre.

ALPHONSE.

Il faut que tu sois fou ton jugement s’égare,

Et quelque vaine peur t’a troublé jusqu’au point...

FERNAND.

La peur m’est naturelle et ne me trouble point.

FÉDÉRIC.

Quoi, nous pourrions ici voir Elvire paraître ?

FERNAND.

Je comprends à peu près comment cela peut être,

Et si j’osais Monsieur !... 

ALPHONSE.

Achève donc comment ?

FERNAND.

Pouvez-vous l’ignorer ? c’est par enchantement.

ALPHONSE.

Badin, tes sots discours...

FERNAND.

Craignez quelqu’autre chose,

Car notre Hôte s’adonne à la Métamorphose,

Et si vous le fâchez, il peut vous transmuer.

ALPHONSE.

Pour m’irriter encor veux-tu continuer ?

Tais-toi. Mais Ciel, que vois-je ?

FERNAND.

Elvire qui s’avance,

Et vous ne pourrez plus douter de sa présence.

 

 

Scène IV

 

ELVIRE, ALPHONSE, FÉDÉRIC, FERNAND

 

ALPHONSE, à Elvire.

Ne vous étonnez pas, Madame, si vos yeux

Nous donnent peu de joie en brillant dans ces lieux ;

Ces astres dont l’aspect promet tant de délices

N’y versent point pour nous d’influences propices,

Et ce qu’ils ont de doux nous ferait souhaiter,

Que toujours dans Madrid on les vît éclater.

ELVIRE.

Je crois que ma présence ici vous importune ;

Mais sachez qu’entre nous la peine en est commune,

Et répondant de même à vos civilités,

Je vous souhaiterais où vous me souhaitez.

FÉDÉRIC.

Le Destin qui préside aux fuites amoureuses,

Eût rendu loin de nous vos fautes plus heureuses,

Vous craignez un reproche et c’est pour l’éviter.

ELVIRE.

Que me reproche-t-on qui doive m’irriter ?

FÉDÉRIC.

Rien qu’une fuite illustre autant que votre flamme.

ALPHONSE.

Rien qu’un excès d’amour trop au-dessus du blâme,

Qui d’un éclat nouveau relève vos appas.

ELVIRE.

Si mon crime est d’aimer, vous ne le causez pas,

Et vous avez tous deux cet heur considérable,

De manquer de mérite à me rendre coupable.

ALPHONSE.

L’on m’a vu toutefois au rang de vos vainqueurs

Ne mériter de vous rien moins que des rigueurs.

Ne vous souvient-il plus, Âme ingrate et légère,

De m’avoir reproché que j’avais su vous plaire ?

ELVIRE.

Ce reproche obligeant doit vous rendre confus,

Vous sûtes un secret que vous ne savez plus.

ALPHONSE.

Dans votre changement le sort m’est peu contraire,

Vous m’ôtez votre amour quand je veux m’en défaire,

Je perds peu de ma joie en perdant vos appas,

Et ce coup est si doux que je ne le sens pas ;

Mais hélas ! je sens bien qu’un remords trop funeste

S’apprête à me priver du repos qui me reste,

Et retrace en mon cœur une illustre Beauté

Plus digne de ma foi par sa fidélité :

Je sens toute l’ardeur de ma première flamme,

Léonor au tombeau vient revivre en mon âme,

Et je souhaiterons, dans ce transport d’amour

D’avoir lieu d’espérer de la revoir au jour.

ELVIRE.

Ce sentiment m’oblige, et l’objet qui me charme

Peut donc paraître ici sans me causer d’alarme !

ALPHONSE.

Non, non, cet inconnu que vous me préférez,

Ne rendra pas ici vos plaisirs assurés,

Je puis voir son bonheur sans lui porter envie ;

Mais un autre intérêt m’arme contre sa vie,

Et pour me disposer à lui ravir le jour,

J’ai de l’honneur encor, si je n’ai plus d’amour :

La générosité me met en main les armes

Pour conserver ma gloire en lui cédant vos charmes,

Et je dois faire voir par son sang répandu

Que le bien qu’il me vole est un bien qui m’est dû :

Je vengerai ma honte, ou périrai, Madame.

FÉDÉRIC.

Ces efforts violents ne sont dus qu’à ma flamme.

ELVIRE.

De grâce, accordez-vous sur ce point délicat,

Et sachez que ma haine est le prix du combat.

ALPHONSE.

J’aurai pour votre haine assez d’indifférence ;

Mais pour faire en ces lieux briller notre vengeance,

Verrons-nous ce Rival qui l’emporte sur nous ?

ELVIRE.

Lorsqu’on voit son mérite on en devient jaloux ;

Le voici qui paraît, Astolfe nous l’amène,

Vous pourrez l’attaquer, si vous aimez ma haine ;

Mais avant qu’il vous joigne. il faut qu’il soit instruit

De l’état dangereux où l’Amour vous réduit.

Elle s’approche de Léonor et d’Astolfe et leur parle bas.

 

 

Scène V

 

LÉONOR, ASTOLFE, ELVIRE, ALPHONSE, FÉDÉRIC, FERNAND

 

FÉDÉRIC, à Alphonse.

L’ingrate en se raillant nous va faire connaître.

Vous me semblez surpris ?

ALPHONSE, bas.

J’ai bien sujet de l’être.

Fernand, que voyons-nous ?

FERNAND.

Un fort beau Cavalier,

Qui, pour notre malheur, n’a que l’air trop guerrier.

ALPHONSE.

Mais à qui juges-tu que ce Rival ressemble ?

FERNAND.

Je ne remarque rien au moment que je tremble.

ALPHONSE.

Je crois voir Léonor.

FERNAND.

Le remarquant de près,

Sans doute il lui ressemble.

ALPHONSE.

Il en a tous les traits.

FERNAND.

Mais, peste, il a, Monsieur, la mine plus hardie,

À vous intimider je croi qu’il s’étudie,

Il approche, voyez avec quelle fierté !

ALPHONSE.

De quel trouble mon cœur se sent-il agité ?

LÉONOR, à Alphonse et à Fédéric.

Sur le point de jouir du fruit de mes conquêtes,

Je m’étonne fort peu d’apprendre qui vous êtes ;

C’est toujours le destin où je me vois soumis,

De trouver des Rivaux en cherchant des Amis ;

Mais, pour n’avoir pas lieu de beaucoup me contraindre,

Des rivaux malheureux que je ne dois pas craindre.

FÉDÉRIC.

Vous pourriez justement un peu moins vous flatter,

Car leur malheur pour vous me semble à redouter.

ALPHONSE, bas, à Fernand.

Que dis-tu de sa voix ?

FERNAND.

Léonor l’eût pareille,

Et je ne sais, Monsieur, si je dors ou je veille.

LÉONOR, à Fédéric.

Je ne sais si pour vous je me serai mépris ;

Mais déjà votre Ami me semble assez surpris,

Et sa confusion le rend peu redoutable.

N’est-ce pas cet Alphonse, en amour si coupable,

Qui, s’armant de dédains et d’infidélité,

Porta le fer au sein d’une illustre Beauté ?

ALPHONSE, bas.

Que ce reproche encor me surprend et m’étonne !

FERNAND.

À voir l’échantillon, la pièce sera bonne,

Nous en tenons, Monsieur ; mais prenez garde à vous,

Et si vous m’en croyez, tâchez de filer doux.

ALPHONSE.

Oui, je suis cet Alphonse, à qui votre arrogance

N’ôte rien d’une illustre et solide vaillance,

Mais qui, pour se venger d’un si sensible affront

Ne peut en vous voyant avoir le bras si prompt :

Votre voix, et surtout l’air de votre visage,

Retrace en mon Esprit une agréable image,

Et l’objet adorable à qui vous ressemblez,

En arrêtant mon bras rend tous mes sens troublés.

LÉONOR.

Quoi, tu peux sur mon front remarquer quelques charmes

Capables d’arrêter la fureur de tes armes ?

Quels rapports trouves-tu dans des traits irrités

À quelque lâche objet dont tes sens sont flattés ?

Sache qu’à te haïr ta trahison m’anime,

J’eus de l’horreur pour toi dès que je sus ton crime,

Et c’est pour te punir de tant de lâcheté,

Que je m’estime heureux de t’avoir supplanté,

Ta défaite ennoblit le prix de ma victoire,

Ta honte est à mon gré tout ce qui fait ma gloire,

Et je sens plus de joie en ce fameux bonheur

De te rendre vaincu que de me voir vainqueur.

ALPHONSE.

Admire le pouvoir d’une charmante Image,

Qui me rend insensible au moment qu’on m’outrage,

Tes discours sont choquants, je dois m’en irriter ;

Mais tu portes des traits que je veux respecter,

Et d’un tel accident mon âme toute émue...

FÉDÉRIC.

C’est avoir peu d’amour, ou trop de retenue :

Pour moi qui ne vois rien en ce Rival heureux

Qu’un orgueil qui nous brave en ruinant nos feux,

Je cours à la vengeance, et mon cœur la respire,

Je veux punir en lui l’inconstance d’Elvire.

ELVIRE.

Insolent, craignez-vous si peu de m’irriter ?

FÉDÉRIC.

En perdant votre amour craindrais-je d’éclater ?

Mon repos ne dépend que de l’heur de mes armes,

Il faut que son trépas vous coûte ici des larmes.

LÉONOR.

À moi, parler de sang, de meurtre et de combats,

C’est témoigner assez qu’on ne me connaît pas ;

Quiconque m’a vu vaincre a droit de ne pas croire

Qu’il me faille si cher acheter la victoire ;

J’ai souvent combattu, j’ai souvent surmonté ;

Mais pour du sang, sachez qu’il m’en a peu coûté,

Et quoi qu’on vous estime, et quoi qu’on vous redoute,

Je ne crains pas encor qu’avec vous il m’en coûte,

J’ai rangé sous mes lois d’aussi vaillants Guerriers

Qui n’ont pu s’exempter de m’offrir leurs Lauriers.

ELVIRE.

Ha ! sans vous exposer...

LÉONOR.

Cessez, cessez, Madame,

À de vaines frayeurs d’abandonner votre âme,

Je saurai me tirer d’un pas si hasardeux,

Et j’aurai peu de peine à les vaincre tous deux :

Oui, que pour m’attaquer leur force ici s’assemble,

Je me sens assez fort pour les combattre ensemble ;

Je leur fais hautement ce défi glorieux,

Venez tous deux à moi, Rivaux audacieux.

ASTOLFE.

Monsieur, un peu trop loin cette ardeur vous transporte,

C’est ne m’obliger pas que d’agir de la sorte,

Et vous devez songer qu’étant Ami de paix,

Où j’ai quelque pouvoir on ne se bat jamais ;

Laissons ces Cavaliers, et remmenons Elvire.

LÉONOR.

Puisque vous le voulez, hé bien, je me retire ;

Mais je leur fais encor ce défi glorieux,

Venez tous deux à moi, Rivaux audacieux,

Ou, si vous vous piquez d’une âme peu commune,

Voyez qui le premier tentera la Fortune,

J’attendrai sans effroi ce que vous résoudrez,

Et pour l’exécuter nous sortirons après ;

Ici tout fait obstacle à nos transports extrêmes,

Et nous n’aurons ailleurs de témoins que nous-mêmes ;

Je vous laisse y songer, adieu, pensez-y bien,

J’aurais peine à souffrir un plus long entretien.

 

 

Scène VI

 

FÉDÉRIC, ALPHONSE, FERNAND

 

FÉDÉRIC.

De son extravagance admirez-vous la suite ?

ALPHONSE.

J’admire le désordre où mon âme est réduite :

Je ne sais que comprendre en cet évènement.

FÉDÉRIC.

Je ne sais que juger de votre étonnement ;

Mais puisque je vous vous insensible à l’outrage,

C’est à moi le premier d’éprouver son courage.

ALPHONSE.

De grâce, permettez que mon Esprit troublé

Revienne de l’erreur dont il est accablé,

Et n’entreprenez rien.

FÉDÉRIC, s’en allant.

Vous pourrez-vous remettre ?

Mais j’entreprendrai tout, j’ose vous le promettre,

Et ce brave inconnu qui se rit des combats,

N’aura pas lieu longtemps de mépriser mon bras.

 

 

Scène VII

 

ALPHONSE, FERNAND

 

ALPHONSE.

Que venons-nous de voir ? quelle aventure étrange ?

FERNAND.

Je la vois sans surprise, et ne prends point le change ;

Ce que nous avons vu, Monsieur, en vérité,

N’est rien qu’illusion, rien qu’un jeu concerté.

ALPHONSE.

Oses-tu raisonner avec tant de sottises ?

Laisse agir les transports dont mon âme est surprise.

Divine Léonor, objet de mon tourment,

Viens-tu punir ici ton infidèle Amant ?

Quoi, sors-tu du tombeau pour rallumer ma flamme ?

FERNAND.

Léonor ne vit plus, où s’égare votre âme ?

Vous l’avez vu mourante, et moi dans le cercueil ;

J’ai vu pour son trépas toute une Ville en deuil,

Et l’on ne peut douter...

ALPHONSE.

Ô fortune inhumaine !

Je connais mon erreur, oui sa mort est certaine ;

Mais Ciel ! par quel hasard, par quel étrange sort

Peut donc ce cavalier lui ressembler si fort ?

FERNAND.

Ne vous ai-je pas dit qu’Astolfe se prépare

De vous troubler l’Esprit par un charme assez rare ?

Ainsi croyez qu’Elvire, et ce Rival encor,

Qui pour vous étonner semble être Léonor,

Tout cela... Mais encor vous serez incrédule ?

ALPHONSE.

Parle ; mais ne fais point de conte ridicule.

FERNAND.

Tous ces objets ne sont que fantômes en l’air,

Qui vont s’évanouir plus vite qu’un éclair.

ALPHONSE.

Badin, tes sentiments...

FERNAND.

Seront bientôt les vôtres,

Ou si vous ne changer, nous ne verrons bien d’autres ;

Votre incrédulité me semble un grand défaut,

Pour moi j’ai l’Esprit sain, et prends tout comme il faut.

ALPHONSE.

Tais-toi, tu m’étourdis, cette agréable idée

Dont hélas ! vainement mon âme est possédée,

Charme trop mes désirs, pour vouloir la bannir ;

Tirons-nous à l’écart pour mieux l’entretenir.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

LÉONORD, JULIE

 

LÉONORD.

Ne t’en étonne point ; oui toujours inconnue,

Je veux de ce perfide épouvanter la vue,

Faire douter son âme en diverses façons,

Sans qu’il puisse avoir lieu d’assurer ses soupçons.

JULIE.

J’y vu peu d’apparence, et je crains le contraire ;

Ne saura-t-il pas tout en voyant votre Père ?

Et s’il le reconnaît ?...

LÉONORD.

Simple, et ne sais-tu pas

Que mon Père fût pris dans les premiers combats,

Et conduit à Grenade, avant que dans Valence

Mon infidèle Amant fit briller sa vaillance ?

JULIE.

S’il ne l’a jamais vu, j’ai tort ; mais Fédéric

Voudra par un combat se contenter l’Esprit ?

LÉONORD.

Alors pour arrêter le cours de sa vengeance,

Je pourrai de mon sort lui faire confidence,

L’assurant d’un succès favorable à ses vœux,

S’il veut être discret autant que généreux,

Et ne rien découvrir d’un si rare mystère.

JULIE.

Je crois par intérêt qu’il pourra bien se taire,

Un seul point m’embarrasse, et je crains...

LÉONORD.

Que crains-tu ?

Pour garder mon secret de manquer de vertu ?

JULIE.

J’ai le don de me taire, et partout je le montre ;

Mais je crains de Fernand l’importune rencontre,

Il rode ici sans cesse, et se coule en tous lieux,

Et vous savez de plus qu’il me connaît des mieux,

et qu’autrefois l’ingrat voulût me faire accroire,

que de le captiver j’aurais acquis la gloire ;

mais ainsi que son Maître il a fait l’inconstant.

LÉONORD.

Tâche de l’éviter, c’est un point important ;

Mais prends garde surtout que l’Amour ne t’oblige

À vouloir qu’il te voie.

JULIE.

Ha ! ce soupçon m’afflige !

Je hais plus que la mort ces cajoleurs maudits,

Je ne m’engage point à des coups si hardis,

Dans ces occasions ma pudeur est extrême,

Et je ne sais que fuir lorsqu’on me dit qu’on m’aime ;

Mais Astolfe paraît.

 

 

Scène II

 

ASTOLFE, LÉONOR, JULIE

 

LÉONOR.

Hé bien, quel sentiment

Dois-je enfin concevoir de mon ingrat Amant ?

ASTOLFE.

Puisqu’à vous épargner Alphonse se dispose,

Vous feignez vainement d’en ignorer la cause ;

Respectant dans vos yeux les traits de Léonor,

C’est un signe assuré qu’il veut l’aimer encor.

LÉONOR.

Quoi, je verrais l’ingrat, repentant de son crime,

Concevoir de ma perte un remords légitime ?

ASTOLFE.

J’ose vous assurer de cet évènement ;

Vous le verrez bientôt, cet infidèle Amant,

Soupirer à vos pieds du mépris de vos charmes,

Et rallumer ainsi votre amour par ses larmes.

LÉONOR.

Lui, rallumer mes feux par ses indignes pleurs ?

Sont-ils si mal éteints par mes vives douleurs ?

Par le ressentiment de me voir outragée,

Et l’ardeur de périr, ou d’en être vengée ?

ASTOLFE.

Cette aveugle vengeance en ses transports brillants,

Est un effet d’amour, et des plus violents ;

Je vois que votre cœur a peine à s’en défendre,

Et que vos feux déjà renaissent de leur cendre.

LÉONOR.

Que dites-vous, Astolfe ? ha ! vous me surprenez ;

Sont-ce là les conseils que vous m’avez donnés,

Quand surpris des effets violents de ma flamme,

Tâchant de ramener la raison dans mon âme,

Vous m’avez découvert les faiblesses d’amour,

M’instruisant des moyens d’empêcher son e=retour :

Qu’un cœur noble et jaloux de l’éclat de sa gloire,

Doit sur ses passions remporter la victoire,

Fuir la honte de choir dans des pas si glissants,

Et sauver sa vertu de l’empire des sens.

ASTOLFE.

Ces sévères leçons charment un grand courage ;

Mais la pratique en est réservée à notre âge,

Lorsque le sang plus froid, et moins impétueux,

Ne fait qu’un faible obstacle aux efforts vertueux :

Quand avec nos raisons la jeunesse dispute,

Un si prudent conseil rarement s’exécute,

Toujours les jeunes cœurs ont des impressions

Qui leur font estimer l’ardeur des passions ;

Toujours l’Amour y forme une pente si douce,

Qu’ils s’y sentent pousser sans savoir qui les pousse ;

Et ce Tyran subtil sait si bien les trahir,

Qu’ils aiment quelquefois quand ils croient haïr.

LÉONOR.

Jugez mieux de ma haine, et sachez que mon âme

Triomphe pleinement d’une honteuse flamme ;

Qu’en me perçant le cœur d’un coup trop inhumain,

L’Amour avec mon sang s’écoula dans mon sein,

Et qu’il ne resta rien dans ce cœur magnanime

Qu’un noble sentiment de me venger d’un crime :

Le Ciel m’a fécondée en ce hardi projet,

Ma vengeance est au point qu’elle me satisfait,

Mais je l’estimerais plus pleine et plus parfaite,

Si je pouvais savoir que l’ingrat me regrette,

Et que mon souvenir réveille dans son cœur

Quelque reste assoupi de ma première ardeur.

ASTOLFE.

Bientôt de ce secret nous aurons connaissance,

Et je puis le savoir de Fernand qui s’avance.

LÉONOR.

Julie, il te connaît, cache-toi promptement.

JULIE.

Ne pourra-t-il me voir par quelque enchantement ?

ASTOLFE.

Ne crois pas te railler, je le veux entreprendre.

JULIE, se cachant.

D’ici donc sûrement je pourrai tout entendre.

 

 

Scène III

 

FERNAND, ASTOLFE, LÉONOR, JULIE

 

ASTOLFE.

Fernand, ce Cavalier te peut-il faire peur ?

Approche, que crains-tu ?

FERNAND.

Rien, car j’ai trop de cœur,

Et dans l’occasion...

ASTOLFE.

Tu trembles mieux qu’un autre.

FERNAND.

Ma foi, c’est un savoir bien subtil que le vôtre,

Vous pénétrez les cœurs, vous jugez de leur prix,

Surtout vous savez l’Art de troubler les Esprits,

Et par des visions...

LÉONOR.

Âme sotte et grossière !

FERNAND.

Ha ! ne vous mettez pas sur votre mine fière !

LÉONOR.

Pour qui donc me prends-tu ?

FERNAND.

Peste, parlez plus doux,

Je crains plus que la mort un Fantôme en courroux.

LÉONOR.

Mais n’es-tu pas au rang des plus stupides Bêtes ?

FERNAND.

Mais, sans vous offenser, je ne sais qui vous êtes.

LÉONOR.

Tu pourras le savoir, si tu veux m’approcher,

Si ta main...

FERNAND.

Quelque sot oserait vous toucher.

ASTOLFE.

Il faut rire, Fernand, de ton extravagance ;

Mais apprends-moi du moins ce que ton Maître pense.

FERNAND.

Je voudrais commencer et je ne sais par où.

Mon Maître...

LÉONOR.

Eh bien, ton Maître ?

FERNAND.

Il est à demi fou,

De voir qu’à Léonor tout votre corps ressemble.

LÉONOR.

Il pourrait se tromper ; mais pour toi, que t’en semble ?

FERNAND.

Pour moi, s’il en faut croire au rapport de mes yeux,

On ne peut voir d’objet qui lui ressemble mieux ;

Et si je n’avais vu cette Amante fidèle,

S’étant ouvert le sein d’une plaie mortelle,

Entrer dans le tombeau pour n’en sortir jamais,

Je vous prendrais pour elle, en ayant tous les traits.

LÉONOR.

Mais que résout ton Maître en un sort si bizarre ?

FERNAND.

Il est quelques moments où son Esprit s’égare,

Et veut s’imaginer, tant ses sens sont troublés,

Que vous êtes l’objet à qui vous ressemblez,

Que, par une incroyable et bizarre aventure,

Léonor est vivante après sa sépulture.

LÉONOR.

Tu peux bien l’assurer qu’elle est morte pour lui.

FERNAND.

Je crains, l’en assurant, qu’il n’en meure d’ennui.

LÉONOR.

Connais mieux la douleur dont son âme est atteinte,

L’inconstance d’Elvire est l’objet de sa plainte.

FERNAND.

Depuis que votre vue a troublé sa raison,

Il regrette toujours sa première prison,

Léonor en idée est l’objet qu’il adore ;

Et si cette Beauté pouvait revivre encore,

Croyez, pour la venger de tant de maux soufferts,

Qu’il ferait vanité de rentrer dans ses fers.

ASTOLFE, bas à Léonor.

Êtes vous-satisfaite ?

LÉONOR.

Autant qu’on le peut être.

ASTOLFE, à Fernand.

Tu vois qu’adroitement je sais punir ton Maître.

FERNAND.

Il mérite, en effet, d’être ainsi maltraité ;

Mais moi, vous me troublez, l’ai-je aussi mérité ?

Ne puis-je voir plutôt votre Art incomparable

S’occuper à m’offrir quelque objet agréable,

Dont ici pleinement mes sens soient réjouis ?

ASTOLFE.

J’en puis présenter mille à tes yeux éblouis,

Dont le moindre suffit pour te combler de joie.

LÉONOR, bas à Astolfe.

Parlez-lui de Julie, et faites qu’il la voie.

FERNAND.

Ce Cavalier sans doute approuve mon désir.

ASTOLFE.

Sa prière m’oblige à te laisser choisir :

Parlé donc, que veux-tu que mon Art te présente ?

FERNAND.

Tout ce qu’il vous plaira, pourvu qu’il me contente ;

Mais surtout songez bien qu’à mes timides yeux

Tout objet qui fait peur devient fort ennuyeux.

ASTOLFE.

Pour rendre avec plaisir ma promesse accomplie,

Seras-tu satisfait si je t’offre Julie ?

Tu ne peux souhaiter un objet plus charmant.

FERNAND.

Ma foi, vous devinez je l’aime uniquement,

Vous me mettez en goût. Où diable serait-elle ?

ASTOLFE.

Mais songe auparavant qu’on te croit infidèle.

FERNAND.

La traîtresse a menti : je ne le fus jamais.

ASTOLFE.

Elle pourra t’ouïr, si tu fais le mauvais.

FERNAND.

Elle est donc près d’ici ?

ASTOLFE.

Non, mais par ma puissance,

Dont tu ne peux douter sans trop d’extravagance,

Je puis, en lui frayant un chemin dans les airs,

Lui faire en un moment traverser l’Univers.

FERNAND.

Ce tour de promenade est assez effroyable,

Et pour y réussir il faut être un peu diable.

ASTOLFE.

Je suis ce qu’il faut être afin d’y réussir,

J’ai, dedans les Enfers, des Courriers à choisir :

Tous les plus grands Démons, à ma moindre parole,

Volent, pour m’obliger, de l’un à l’autre Pôle,

Et je veux sur Julie exercer leur pouvoir.

FERNAND.

Faites donc promptement : j’enrage de la voir.

ASTOLFE.

Ferme les yeux.

FERNAND.

Qui, moi ?

ASTOLFE.

Toi-même.

FERNAND.

Je n’ai garde,

Je ne fais point l’aveugle alors qu’on me regarde.

ASTOLFE.

Veux-tu me résister, me connaissant si bien ?

FERNAND.

Je veux ce qu’il vous plaît, mais je n’en ferai rien.

ASTOLFE.

Il faut donc te résoudre à voir mille Fantômes

Voler autour de toi plus dru que des atômes.

FERNAND.

Ha ! Monsieur, je suis mort s’il faut voir des Démons.

De grâce, songeons mieux à ce que nous faisons,

Ma curiosité me semble une folie ,

Et je n’enrage plus de ne point voir Julie.

ASTOLFE.

Quoi ! ton amour se perd, lorsqu’il doit redoubler ?

FERNAND.

Que maudit soit l’Amour qui m’oblige à trembler !

ASTOLFE.

Poltron, ne conçois point de si vaines alarmes,

Je saurai modérer la terreur de mes charmes ;

Mais ferme enfin les yeux, ou bientôt mon courroux...

FERNAND.

Puisque vous le voulez, je m’abandonne à vous,

J’ai pour vous obéir les deux paupières closes.

Ciel ! quand on ne voit rien qu’on voit de laides choses ?

Mon Esprit se remplit de Fantômes cornus,

Et demande à mes yeux ce qu’ils sont devenus.

ASTOLFE.

Il faut, sans les ouvrir...

FERNAND.

Mais s’il m’en prend envie ?

ASTOLFE.

Je te livre aux Esprits, et c’est fait de ta vie.

FERNAND.

J’aime mieux ne point voir ce dangereux sabbat.

Que ne suis-je bien loin ! de peur le cœur me bat.

ASTOLFE.

Sus donc, noirs habitants des rives de l’Averne,

Redoutables Démons, Esprits que je gouverne,

Accourez promptement pour recevoir mes lois ;

Déjà l’air s’obscurcit, ils ont ouï ma voix,

Et j’aperçois venir leur infernale bande.

FERNAND.

Monsieur, m’est-il permis de faire une demande ?

ASTOLFE.

Parle.

FERNAND.

Ce Cavalier a-t-il fermé les yeux ?

LÉONOR.

Quand je vois les Esprits, j’ai le cœur plus joyeux.

FERNAND.

Je m’en suis bien douté, vous en faites gambade,

Et le Diable sans doute est votre camarade.

ASTOLFE.

Laisse-moi conjurer ces Démons obligeants ;

Partez, noirs compagnons, et soyez diligents,

Pour aller à Valence enlever cette Belle,

Et la rendre en ces lieux.

FERNAND.

Ha ! que je crains pour elle,

Puisqu’elle est au pouvoir de vos Démons privés.

ASTOLFE.

Je les vois en idée : ils y sont arrivés,

Ils ont saisi Julie, et, couverts d’une nue,

Ils lui font prendre en l’air une route inconnue.

FERNAND.

Monsieur, où songeait-elle ?

ASTOLFE.

Elle songeait à toi.

FERNAND.

Bon ; mais dépêchez-vous, ou je mourrai d’effroi.

ASTOLFE.

Je les vois traverser Villes, Châteaux, Bourgades.

FERNAND.

Ces postillons d’Enfer n’ont pas les pieds malades.

Prends garde à toi, Julie, et tiens bien le Démon,

Et, de peur de tomber, serre bien l’éperon.

ASTOLFE, bas à Julie.

Il est temps de paraître, approche et prends bien garde.

JULIE, s’avançant.

Peut-être en fin Renard le traître nous regarde.

ASTOLFE.

Non, non, vois que la peur l’a saisi tellement,

Qu’il met son assurance en son aveuglement,

Et voudrait, se bouchant l’une et l’autre prunelle,

Pouvoir être sans yeux comme il est sans cervelle.

JULIE.

J’augmenterai sa peur, laissez-m’en le souci.

ASTOLFE.

C’est à toi d’achever, fais bien ton rôle ici.

FERNAND.

Ah ! Monsieur, après tout, trêve d’intelligence,

Avecque les Esprits rompez la conférence,

Je crois que l’on me vend lorsque l’on parle bas.

ASTOLFE.

Par cet ordre secret ils ont doublé le pas ;

C’en est fait, dans ces lieux je les vois qui se rendent,

Et nous aurons enfin ce que nos vœux demandent :

Allez, retirez-vous, Lutins officieux.

Le charme est achevé, tu peux ouvrir les yeux.

FERNAND.

Hélas ! de peur qu’ici l’Enfer ne me confonde,

Je les tiendrais fermés jusqu’à la fin du monde.

ASTOLFE.

Ouvre-les hardiment pour l’objet de tes vœux.

Le vois-tu qui s’avance ?

FERNAND.

Ha ! plus que je ne veux.

ASTOLFE.

Oses-tu, lâche Amant, craindre si fort sa vue ?

Vois comme en souriant la Belle te salue.

FERNAND.

Dieu te gard. Je ne puis lui dire que ce mot,

Car jamais de ma vie on ne m’a vu si sot.

LÉONOR.

Tu pourras seul ici te remettre à ton aise.

Nous te laissons.

FERNAND.

Messieurs, ha ! ne vous en déplaise,

Ou vous demeurerez, ou, ma foi...

ASTOLFE.

Ne crains rien,

Et commence avec elle un paisible entretien.

FERNAND.

Je commence plutôt à fuir de bonne grâce.

ASTOLFE.

Lâche, je te défens d’abandonner la place,

Autrement mes Esprits, plus prompts que des éclairs

Te feront prendre ici la fuite dans les airs,

Je leur vais commander de t’enlever sur l’heure.

FERNAND.

Il n’en est pas besoin, Monsieur, et je demeure ;

Mais hélas !

ASTOLFE, s’en allant avec Léonor.

Ne crains rien et songe à tes amours.

 

 

Scène IV

 

JULIE, FERNAND

 

JULIE.

Fernand !

FERNAND.

N’approche pas, ou je crie au secours.

JULIE.

Est-ce ainsi que pour moi ton feu se renouvelle ?

FERNAND.

J’aime à te voir de loin, tu m’en parois plus belle.

JULIE.

Quoi ! quand je viens exprès, ingrat, pour t’embrasser ?

FERNAND.

Va-t’en te rafraichir pour me mieux caresser :

Après un tel voyage, il faut reprendre haleine.

JULIE.

Je n’en suis point émue et n’ai point eu de peine ;

Ces Messieurs les Esprits sont fort honnêtes gens,

Et ne lassent jamais, tant ils sont diligents.

FERNAND.

Tu dois pourtant tenir à mauvaise aventure

Que le diable aujourd’hui t’ait servi de monture.

JULIE.

Puisque c’est pour te voir, je le tiens à bonheur,

Et j’en meurs de plaisir.

FERNAND.

Et moi j’en meurs de peur.

JULIE.

Je vois pour t’assurer qu’il faut que je t’embrasse.

FERNAND.

Ha ! trêve de caresse, arrête-toi, de grâce.

JULIE.

Je t’en veux accabler pour te récompenser.

FERNAND.

Ne les prodigue pas à qui s’en peut passer.

JULIE.

Va, tu n’es qu’un ingrat ; mais j’aperçois ton Maître.

FERNAND.

Ah ! je reprends courage en le voyant paraître.

Fais tout ce que tu veux, je ne m’en défens plus.

JULIE.

Il faut me retirer.

FERNAND.

Ah ! contes superflus !

Demeure, veux-tu faire à ton tour l’inhumaine ?

JULIE, se retirant.

Non, je sens malgré moi que le charme m’entraîne.

 

 

Scène V

 

ALPHONSE, FERNAND

 

ALPHONSE.

Est-ce Julie ? arrête ? Ô rare événement ?

Dois-je croire à mes yeux ?

FERNAND.

C’est elle assurément ;

Mais vous la faites fuir.

ALPHONSE.

Courons après, n’importe.

FERNAND, l’arrêtant.

Ne voyez-vous pas bien que le Diable l’emporte ?

C’est perdre temps, Monsieur, mais je vous dirai tout.

ALPHONSE.

À t’ouïr librement mon Esprit se résout :

Enfin, puisque tu vois cette aimable Suivante,

Tu ne le peux nier, Léonor est vivante.

FERNAND.

Léonor est vivante ? Et d’où le savez-vous ?

Vous flattez-vous encor d’un mensonge si doux ?

ALPHONSE.

Je ne puis en douter, trouvant ici Julie.

FERNAND.

Vous ne pouvez, Monsieur, le croire sans folie.

Julie est en ces lieux ; mais savez-vous comment ?

ALPHONSE.

Peux-tu me dire encor que c’est enchantement,

Qu’Astolfe dans ce lieu par son charme l’attire ?

FERNAND.

Si c’est la vérité, je dois bien vous le dire.

ALPHONSE.

Comment, traître ?

FERNAND.

Tout beau, n’entrez pas en fureur,

Vous avez vu Julie, et ce n’est point erreur ;

Mais rien n’est de plus vrai...

ALPHONSE.

Quoi ?

FERNAND.

Qu’en moins d’un quart d’heure

Elle est venue ici de Valence, ou je meure.

ALPHONSE.

Oses-tu me railler ?

FERNAND.

Je dis ce que j’ai vu,

Ou ce que j’ai pu voir si je l’eusse voulu ;

Mais pour ma sureté j’ai fermé les paupières.

ALPHONSE.

Crois-tu donc m’éblouir par tes fourbes grossières ?

Je commence à voir clair dans cette obscurité ;

Pour se venger de moi, c’est un jeu concerté ;

Astolfe, Léonor, Julie, et toi, perfide...

FERNAND.

De quoi soupçonnez-vous mon courage timide ?

ALPHONSE.

De t’entendre avec eux.

FERNAND.

S’ils s’entendent, ma foi,

C’est avec les Esprits, et non avecque moi,

Je conçois trop d’horreur de leur noire cabale ;

Et puis, pour vous trahir, j’ai l’âme trop loyale.

ALPHONSE.

Fais-moi donc voir Julie, ou malgré tes discours...

FERNAND.

Où diable la chercher dans ces maudits détours ?

Déjà peut-être en l’air quelque Esprit la ballotte.

ALPHONSE.

Quoi, tu feindras toujours d’avoir l’âme si sotte ?

Ah ! c’est trop en souffrir, il faut par mille coups...

FERNAND.

Fédéric vient ici, Monsieur, songez à vous.

 

 

Scène VI

 

FÉDÉRIC, ALPHONSE, FERNAND

 

FÉDÉRIC.

Je viens de rencontrer l’objet de votre haine,

Ce superbe Rival dont l’humeur est si vaine ;

Je l’ai fait avec joie au combat consentir,

Il m’a donné parole, et nous allons sortir.

ALPHONSE.

Que vous connaissez peu ce charmant adversaire !

FÉDÉRIC.

Certes, sa vanité n’a pas lieu de vous plaire,

Et je ne conçois pas quels nobles mouvements

Peuvent donner le calme à vos ressentiments ?

ALPHONSE.

Sachez que ce Rival m’est plus cher que moi-même,

Que je soumets ma gloire à son mérite extrême,

Que je prends sa défense, et même contre vous.

FÉDÉRIC.

Vous pourriez lui déplaire en secondant ses coups ;

C’est faire trop d’outrage à sa valeur parfaite,

De vouloir partager l’honneur de ma défaite.

ALPHONSE.

Nous verrons contre vous ce qu’il entreprendra ;

Mais si vous l’attaquez, mon bras le défendra,

Et ne permettra pas au votre de lui nuire.

FÉDÉRIC.

Quoi, pour fuir le combat a-t-il pu vous séduire :

Le lâche ?... Mais il vient pour m’en rendre éclairci.

 

 

Scène VII

 

LÉONOR, FÉDÉRIC, ALPHONSE, FERNAND

 

LÉONOR, à Fédéric.

Quand il faut vaincre ailleurs, que faites-vous ici ?

FÉDÉRIC.

J’admire un changement dont j’ignore la cause.

Consentez-vous qu’Alphonse à nos désirs s’oppose ?

LÉONOR.

Quoi ! fait-il ses efforts pour vous intimider ?

FÉDÉRIC.

Il craint votre défaite et veut vous seconder.

LÉONOR.

Qu’il craigne d’éprouver la fureur de mes armes.

ALPHONSE.

Je prétends m’y soumettre en adorant vos charmes,

Et respectant des traits autrefois méprisés.

LÉONOR.

Oses-tu me tenir des discours insensés ?

Ta lâcheté m’étonne autant que ta folie.

FERNAND.

Il n’a perdu l’Esprit que d’avoir vu Julie ;

De grâce, apprenez-lui...

LÉONOR, à Fédéric.

C’est trop nous arrêter,

Allons loin de ses yeux...

ALPHONSE.

Je ne puis vous quitter,

Et vous suivant partout...

LÉONOR.

Quelle est donc ton envie ?

ALPHONSE.

D’empêcher ce cruel d’attaquer votre vie.

LÉONOR.

Veux-tu m’ôter l’honneur, me conservant les jours ?

Mais on vient m’affranchir d’un si honteux secours.

À Astolfe et Timante qui paraissent.

De grâce, avancez-vous, et retenez Alphonse.

Elle emmène Fédéric.

 

 

Scène VIII

 

ASTOLFE, TIMANTE, ALPHONSE, FERNAND

 

ASTOLFE, bas à Timante.

Feignons adroitement.

À Alphonse.

Pourquoi suivre Léonce,

Monsieur ?

TIMANTE.

Pourquoi troubler mon Fils dans ses desseins ?

ALPHONSE.

Votre Fils ?

TIMANTE.

Oui, mon Fils.

ALPHONSE.

Ha ! ces discours sont vains ;

Donnez un autre nom à l’objet que j’adore.

FERNAND.

N’est-ce point là, Monsieur, quelque fantôme encore ?

ASTOLFE.

C’est une vérité dont l’on ne peut douter,

C’est son Fils, c’est son sang.

ALPHONSE.

Pourquoi donc m’arrêter,

Quand d’un zèle obligeant je cours pour le défendre ?

Veut-il haïr son sang ? veut-il le voir répandre ?

TIMANTE.

La valeur de mon Fils égale son bonheur,

Je crains peu pour sa vie, et j’aime son honneur,

Vous défendrez mal l’un et je réponds pour l’autre ;

Mais de son intérêt ne faites point le vôtre,

Et, si vous m’en croyez, ne vous obstinez plus...

ALPHONSE.

Ha ! c’est trop m’embrouiller par des discours confus ;

Insensibles vieillards, dont la froideur m’étonne,

Vous croyez vainement que je vous l’abandonne,

Je le suivrai de près...

ASTOLFE.

Tous vos efforts sont vains,

Monsieur, ne faites point d’inutiles desseins,

Nous ne vous quittons point, et vous ferons connaître...

ALPHONSE.

Nous verrons quels effets vous nous ferez paraître ;

Mais j’atteste le ciel que vous m’en répondrez,

Oui, j’aurai votre vie, ou vous me le rendrez.

Déjà, plein de fureur, je cherche à qui me prendre

De tant de traits subtils dont on me veut surprendre.

Suis-moi, traître, sur toi je pourrai commencer.

FERNAND.

De ce commencement je me puis bien passer.

À Astolfe.

Mon Maître devient fou, peste soit de vos charmes,

Qui me plongent sans cesse en d’étranges alarmes !

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

ELVIRE, JULIE

 

ELVIRE.

Tu dis que Fédéric et Léonce ?... ha ! je tremble.

JULIE.

Oui, pour tirer l’épée ils sont sortis ensemble,

Je crois qu’ils se vont battre en vrais déterminés,

Car ces cruels Vieillards les ont abandonnés.

ELVIRE.

J’ignorais ce malheur, Léonce m’a trompée,

J’étais dans le jardin à l’attendre occupée,

M’ayant fait espérer qu’il viendrait promptement

Pour m’instruire en secret de quelque évènement ;

Mais je vois maintenant qu’il trahit ma franchise,

Qu’il me veut déguiser sa cruelle entreprise,

Et qu’il prétend l’ingrat contenter en ce jour

Sa générosité plutôt que son amour.

JULIE.

Peut-être en ce moment... Mais Astolfe s’avance,

Et peut me soupçonner de quelque intelligence ;

Souffrez que je m’éloigne, et tâche à l’éviter.

 

 

Scène II

 

ASTOLFE, ELVIRE

 

ASTOLFE.

D’où vient que mon abord semble vous irriter,

Madame ? Aurais-je pu mériter votre haine,

Employant tous mes soins pour vous tirer de peine ?

ELVIRE.

Certes en exposant l’objet de mes amours,

Vous ménagez fort bien mon honneur, et mes jours ?

ASTOLFE.

Je viens vous annoncer...

ELVIRE.

Quoi, la mort de Léonce ?

ASTOLFE.

Non ; mais qu’il ne craint plus la vengeance d’Alphonse.

ELVIRE.

Mais avec Fédéric, cruel, il est aux mains ?

ASTOLFE.

Qui vous fait concevoir des sentiments si vains ?

ELVIRE.

Ne sont-ils pas sortis pleins d’ardeur et de rage,

Pour rendre mon amour le prix de leur courage ?

ASTOLFE.

Tous deux dans ce dessein on les a vu sortir ;

Mais bientôt leur fureur se pourra ralentir :

Doutez-vous qu’au besoin mon Art incomparable

Ne me fournisse un trait d’un pouvoir admirable ?

Depuis qu’en ce pays vos vœux sont satisfaits,

N’en admirez-vous pas les surprenants effets ?

ELVIRE.

Votre pouvoir m’étonne, et je crois bien sans peine

Qu’il surpasse l’effort d’une Science humaine,

Qu’il emporte un plus noble, et plus hardi secours.

 

 

Scène III

 

FERNAND, ASTOLFE, ELVIRE

 

FERNAND, bas, se cachant.

Je viens fort à propos écoutons leur discours.

ASTOLFE, à part.

Il faut adroitement poursuivre notre ruse,

Son Esprit prévenu permet que je l’abuse.

À Elvire.

Puisque vous connaissez jusqu’où va mon pouvoir,

Madame, je veux bien vous faire tout savoir,

Et vous apprendre encor de plus rares merveilles.

FERNAND, bas.

Nous allons tout ouïr, ouvrons bien les oreilles.

ASTOLFE.

Sachez donc que mon Art, par des charmes puissants,

Peut troubler la raison, peut enchanter les sens,

Qu’aux yeux les plus perçants il offre des nuages,

Répand dans le cerveau de subtiles images,

Qui font, dans un objet à qui leur charme est joint,

Que, sans voir ce qu’il est, on voit ce qu’il n’est point

C’est tout ce que j’oppose à la valeur d’Alphonse,

Ses sens sont égarés sitôt qu’il voit Léonce,

Sa raison est troublée, et si bizarrement,

Qu’il croit voir Léonor en voyant votre Amant.

ELVIRE.

Quoi, cette illustre Amante à qui sa perfidie

Inspira le dessein de se priver de vie ?

ASTOLFE.

Elle-même.

ELVIRE.

Et je puis croire Alphonse abusé

Jusqu’au point ?...

ASTOLFE.

Qu’à l’aimer il semble disposé.

Je veux que Fédéric soit abusé de même,

Qu’au moment qu’animé d’une fureur extrême

Il tirera le fer contre un heureux Rival,

Il trouve en sa personne un changement fatal,

Que Léonce lui semble une fille adorable

Dont Alphonse a rendu le destin déplorable ;

Et qu’ainsi sa valeur, loin d’attaquer ses jours,

Contre un perfide Amant lui promette secours.

FERNAND, bas.

Ha l’agréable erreur ! nous voilà dans le piège ;

N’ai-je pas deviné tout ce beau sortilège ?

Mon Maître n’est qu’un fat, mais moi je suis futé.

ASTOLFE.

J’oi du bruit près d’ici, m’aurait-on écouté ?

FERNAND, s’en allant.

Fuyons, ce vieux sorcier m’enchanterait moi-même,

S’il m’avait découvert oyant son stratagème.

ELVIRE.

Ce que vous m’apprenez. Astolfe, me surprend,

Je n’estimai jamais votre pouvoir si grand,

Et j’ai lieu de douter qu’on me veuille surprendre.

ASTOLFE.

Bientôt par les effets vous pourrez mieux comprendre,

Que de mes soins, Madame, on peut tout espérer ;

Alphonse, heureusement, vient nous en assurer,

Son esprit inquiet, sa démarche égarée,

Déjà de mes discours sont la preuve assurée ;

Si son erreur vous plaît, il va vous divertir.

 

 

Scène IV

 

ALPHONSE, ASTOLFE, ELVIRE

 

ALPHONSE.

De grâce, apprenez-moi si je ne puis sortir ?

Si par un ordre injuste autant qu’il est bizarre,

À me rendre captif ici l’on se prépare ?

Astolfe, en m’outrageant perdez-vous la raison,

Et suis-je prisonnier dedans votre maison ?

ASTOLFE.

Vous m’imputez, Monsieur, de trop grossières fautes,

Je ne captive ici que l’Esprit de mes Hôtes,

Vous pouvez librement porter ailleurs vos pas.

ELVIRE, le retenant.

Demeure ? Quoi, ma crainte a pour toi tant d’appas,

Que tu prétends, cruel, pour l’augmenter encore,

Dresser un nouveau piège à l’objet que j’adore ?

C’est peu que Fédéric ose attaquer ses jours,

Veux-tu le suivre encor pour lui prester secours ?

ALPHONSE.

Ha ! Madame, cessez cette inutile feinte,

Ne vous imposez point de fâcheuse contrainte,

Vos feux sont convaincus de trop d’aveuglement,

Vous n’aimez qu’une fille en cet objet charmant.

ASTOLFE, bas, à Elvire.

Douterez-vous encor d’une erreur si visible ?

ELVIRE.

Je connais maintenant que tout vous est possible.

Alphonse, en vérité, vous perdez jugement,

Et vous prenez le change assez grossièrement ;

Mais avec Fédéric, Léonce enfin s’avance.

ASTOLFE.

Je vous le rends, Monsieur, connaissez ma puissance.

ALPHONSE.

Je connais de mon sort le changement heureux.

ASTOLFE, bas, à Elvire.

Voyez qu’en confidence ils se parlent tous deux.

 

 

Scène V

 

FÉDÉRIC, LÉONOR, ELVIRE, ALPHONSE, ASTOLFE

 

FÉDÉRIC, bas, à Léonor.

Je me tairai, Madame, et vous serai fidèle.

ELVIRE.

Remise à peine encor d’une crainte mortelle,

Vous voyant de retour, me sera-t-il permis

D’espérer votre accord, et de vous croire Amis ?

LÉONOR.

Madame, heureusement notre combat s’achève,

Et donne à notre haine une immortelle trêve ;

Fédéric a du cœur, je le dois avouer,

Et sa haute valeur ne se peut trop louer ;

La mienne toutefois suffit pour le convaincre,

Qu’il ne m’a pas connu lorsqu’il a cru me vaincre,

Et que, sans trop vanter mes illustres exploits,

Aux plus braves vainqueurs je puis donner des lois :

Je sais bien qu’un grand cœur, publiant sa victoire,

Par un récit pompeux semble en ternir la gloire,

Et que, pour en parler, l’honneur ne rend permis

Que d’emprunter la voix de ceux qu’on a soumis ;

Je laisse à mon Rival ce dernier avantage,

Il y va de sa gloire à vanter mon courage,

Et, pour se conserver le titre de vaillant,

Il doit à ma valeur un éloge brillant.

Parlez donc, et rendez cette Beauté certaine,

Que j’ai su vaincre en vous jusques à votre haine.

FÉDÉRIC.

Vous faites plus encor, puisque vous étouffez

Ce qui doit me gêner lorsque vous triomphez ;

On ne peut sans désordre à la Beauté qu’on aime,

Se déclarer vaincu, si ce n’est d’elle-même ;

Et le plus éloquent s’explique toujours mal,

S’il parle de victoire en faveur d’un Rival ;

J’oserai toutefois vous avouer sans honte,

Madame, qu’un Rival si charmant me surmonte,

Que de moi, sans contrainte, il tire cet aveu,

Et qu’il a su me vaincre, et me déplaire peu :

Je trouve de la gloire à lui rendre les armes,

Plus ma défaite est prompte et plus elle a de charmes,

Et je n’estime pas qu’il soit moins glorieux

De respecter son bras que d’adorer vos yeux :

Sa générosité s’accorde à mon envie,

Il me permet d’aimer en me laissant la vie.

ELVIRE, à Léonor.

Quoi, vous pourriez souffrir ?...

LÉONOR.

Oui, qu’il aime encor plus ;

Mais aux conditions qu’on impose aux vaincus.

FÉDÉRIC.

Possédez ce Rival dont votre âme est charmée,

Et goûtez à longs traits le bien d’en être aimée,

Je ne m’oppose plus à vos contentements.

ELVIRE.

Vous pourriez quelque jour changer de sentiments.

LÉONOR.

À ces conditions souffrez qu’il vous adore.

ELVIRE.

Mais consentirez-vous qu’Alphonse m’aime encore ?

LÉONOR.

Ses feux plus criminels seront moins épargnés.

ALPHONSE.

Puis-je savoir les lois où vous me contraignez ?

LÉONOR.

Je prétends que l’Amour expire dans ton âme,

Dussé-je dans ton sang en éteindre la flamme.

Ne puis-je voir en toi de nobles passions ?

ALPHONSE.

Vous ne verrez en moi que des soumissions ;

Mais pour rompre le cours d’une importune feinte,

Souffrez que je m’explique et parle sans contrainte.

LÉONOR.

Parle, mais ne dis rien dont je doive rougir,

Ou laisse à mon courroux la liberté d’agir.

ALPHONSE.

Puis-je par mes respects vous outrager encore,

Madame, en vous disant que c’est vous que j’adore ?

Que le sort surprenant qui vous fait voir le jour,

Fait expirer mon crime et vous rend mon amour ?

Oui, beauté trop charmante, adorable merveille...

LÉONOR.

Est-il extravagance à la sienne pareille ?

Crois-tu donc, te raillant, éviter ma fureur ?

ELVIRE.

Ne vous emportez pas, je connais son erreur.

ALPHONSE.

Je ne suis point déçu ; mais vous l’êtes, Madame.

Je reconnais l’objet de ma première flamme,

Je dois d’un cœur soumis m’offrir à son courroux,

Respecter sa vengeance, en adorer les coups ;

Me jetant à ses pieds je dois lui satisfaire.

LÉONOR.

Arrête, que fais-tu ?

ELVIRE.

Son respect doit vous plaire.

LÉONOR.

Madame, admirez-vous par quels charmes puissants,

Méconnaissant mon sexe, il a perdu le sens ?

ALPHONSE.

Ha ! souffrez les effets d’un remords légitime,

Qui ne me rend à vous qu’en m’arrachant au crime,

Et permettez enfin qu’embrassant vos genoux...

 

 

Scène VI

 

FERNAND, ALPHONSE, LÉONOR, ASTOLFE, ELVIRE, FÉDÉRIC

 

FERNAND, à Alphonse.

Je vous cherche partout, Monsieur ; que faites-vous ?

Est-ce ainsi que sans moi votre valeur s’occupe ?

Levez-vous, et croyez que l’on vous prend pour dupe.

ALPHONSE.

Traître, tes sots discours ne sont plus de saison,

Tais-toi.

FERNAND.

Si je me tais, vous perdez la raison.

ALPHONSE.

Je t’impose silence, et tu réponds encore ?

Divine Léonor, merveille que j’adore...

FERNAND.

Monsieur ?...

ALPHONSE.

Quoi, ce maraud craint si peu mon courroux :

Veux-tu donc m’obliger à te rouer de coups ?

FERNAND.

Dussé-je être battu, je ne saurais me taire,

Je sais tout.

ALPHONSE.

Que sais-tu ?

FERNAND.

Je sais tout le mystère ;

Car tantôt dans ce coin... Voyez qu’ils sont surpris ?

ALPHONSE.

Achève, qu’as-tu fait ?

FERNAND.

Parbleu ! j’ai tout appris ;

Là, sans être aperçu, j’ai découvert leurs ruses.

ASTOLFE.

Il faut savoir, méchant, de quoi tu nous accuses ?

FERNAND.

Mon Maître le saura, mais non pas devant vous.

LÉONOR.

Cet Homme est insensé.

ASTOLFE.

C’est le plus grand des fous.

FERNAND.

Que vous faites le fin pour mieux troubler notre âme !

Et vous, joli Monsieur, qui paraissez Madame,

Ma foi, vous l’entendez ; mais disant quatre mots...

LÉONOR.

Va, fais donc promptement qu’il me laisse en repos.

ALPHONSE.

Hé ! de grâce, écoutez.

LÉONOR, s’en allant.

Non, non, je me retire.

ELVIRE, s’en allant.

Alphonse, que je crains que votre mal n’empire !

ALPHONSE.

Madame, je crains bien de vous voir à la fin

Moins contente que moi d’un si rare destin.

À Fernand.

Ami, quel intérêt t’oblige à te contraindre ?

Tu connais Léonor, il n’est plus temps de feindre.

FÉDÉRIC, s’en allant.

Je voudrais sur ce point vous découvrir mon cœur,

Mais je dois obéir et suivre mon vainqueur.

 

 

Scène VII

 

ALPHONSE, FERNAND

 

ALPHONSE.

Hé bien, nous voilà seuls ? qu’as-tu donc à me dire ?

FERNAND.

Que de tous les Valets je ne suis pas le pire,

Que j’ai trompé le Diable et que c’est, en un mot

Vous apprendre, Monsieur, que je ne suis pas sot.

ALPHONSE.

Quoi, toujours m’irriter par tes extravagances ?

FERNAND.

Je sais ce que je dis.

ALPHONSE.

Et moi ce que tu penses ;

Mais c’est fait de tes jours, dès le même moment

Que tu me parleras encor d’enchantement.

FERNAND.

Si je lâche ce mot faudra-t-il que je meure ?

ALPHONSE.

Oui, sans plus t’écouter je t’assomme sur l’heure.

À ces conditions parle.

FERNAND.

Je suis muet,

Je n’ai plus rien à dire et mon récit est fait.

ALPHONSE.

Et tu crois, te taisant, éviter ma furie ?

FERNAND.

J’enrage de parler, mais sauvez-moi la vie.

ALPHONSE.

Ha ! c’est tout maintenant que je t’assommerai.

FERNAND.

Tuez-moi donc, Monsieur, et puis je parlerai ;

Car enfin, mort ou vif, il faut que je vous conte...

ALPHONSE.

Quoi, traître ? qu’à tous coups ta sottise m’affronte ?...

FERNAND.

Non, Monsieur, mais, ma foi, que j’ai tout écouté ;

Vous ne me croirez pas, mais c’est la vérité.

ALPHONSE.

Qu’as-tu donc tant ouï ? dépêche de le dire ?

FERNAND.

Qu’Astolfe en confidence entretenait Elvire,

L’assurant que son Art, par des charmes puissants

Peut troubler la raison, et décevoir les sens,

Qu’aux yeux les plus perçants il offre des nuages,

Répand dans le cerveau de subtiles images,

Qui font, dans un objet à qui leur charme est joint,

Que sans voir ce qu’il est, on voit ce qu’il n’est point.

Ce sont ses propres mots. Il ajoutait ensuite,

Que pour Léonce ainsi votre âme était séduite,

Et qu’enfin vous, Monsieur, et Fédéric encor,

Voyant votre Rival croyez voir Léonor :

C’est ainsi qu’à vos yeux, en forme de femelle,

Ce Cavalier...

ALPHONSE.

Stupide, ignorant, sans cervelle.

FERNAND.

Vous ne me croyez pas ? j’en atteste les Cieux ;

Et, pour faire un serment qui me convienne mieux,

J’en jure par la peur qu’à tous coups vous me faites.

ALPHONSE.

Je ne connais que trop tes trahisons secrètes ;

Traître, l’on te suborne, et tu viens contre moi...

FERNAND.

Vous me faites grand tort de soupçonner ma foi,

Je suis un peu poltron, mais fidèle, et je jure...

ALPHONSE.

Peux-tu nier encor ta grossière imposture ?

Perfide, tu mourras, et je te promets bien...

FERNAND.

Je vous quitte de tout, ne me promettez rien.

ALPHONSE.

Tu ne peux te soustraire au courroux qui m’anime,

Tu ne peux me fléchir qu’en avouant ton crime ;

Prépare-toi bientôt de m’en rendre éclairci,

Fais que je sache enfin ce qui se passe ici,

Ou ois que tu verras ma menace accomplie,

Et que ce jour sera le dernier de ta vie.

 

 

Scène VIII

 

FERNAND, seul

 

Le dernier de ma vie ? et qu’ai-je donc tant fait ?

Écouter des Sorciers est-ce un si grand forfait ?

On doit mourir pourtant, ou pour avoir ma grâce,

Il faut m’instruire mieux de tout ce qui se passe ;

C’est ce qui ne se peut, il le faut toutefois,

Sur la mort au défaut me semble un vilain choix,

Si je suis homme à faire un diable de vacarme,

Il faut donner mon sang pour dissiper ce charme.

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

ASTOLFE, JULIE

 

ASTOLFE.

Fais ce que je te dis...

JULIE.

Mais, Monsieur, ma Maîtresse

M’en a fait devant vous une défense expresse.

ASTOLFE.

Crois que tu la sers mal, lui voulant obéir,

Et que son intérêt t’oblige à la trahir :

Tu vois que pour Alphonse elle a l’âme attendrie,

Que déjà ses remords ont calmé sa furie ;

Mais qu’un reste d’orgueil toujours ferme en son cœur

N’y peut souffrir l’Amour à titre de vainqueur ;

C’est lui qui te défend d’apprendre à ce perfide,

Qu’on ne résiste plus qu’en Amante timide,

Et qu’en se découvrant l’on pourra consentir

Qu’il mêle quelque espoir avec son repentir :

Tu peux parler pourtant sans craindre qu’on s’offense.

Souvent l’Amour se plaint de trop d’obéissance,

Et quand l’honneur lui rend tout commerce interdit,

Il n’est point plus content qu’alors qu’on le trahit.

JULIE.

Je suivrai votre avis ; mais Fernand vient.

 

 

Scène II

 

FERNAND, ASTOLFE, JULIE

 

ASTOLFE.

Le traître !

Parle, que cherches-tu ?

FERNAND.

Je vous cherche peut-être.

ASTOLFE.

C’est donc encor, méchant, pour m’écouter ici ?

FERNAND.

Le métier d’Espion m’a trop mal réussi,

Je ne m’en mêle plus ; mais, pour rentrer en grâce,

Je viens honnêtement savoir ce qui se passe ;

Daignez donc, par pitié, m’en instruire un peu mieux,

Monsieur.

ASTOLFE.

Et depuis quand es-tu si curieux ?

FERNAND.

Les curiosités me sont peu naturelles,

Rarement je m’occupe à chercher des nouvelles ;

Mais vous mettez mon Maître en un tel embarras,

Qu’il y va de ma vie à n’en apprendre pas,

Il n’est point d’Esprit fort que votre Art ne corrompe,

Le voulant détromper, il croit que je le trompe,

Et contre moi sa rage enfin monte si haut,

Que si je n’apprends rien, je suis mort, autant vaut.

ASTOLFE.

Tu peux te consoler...

FERNAND.

Que m’allez-vous apprendre ?

ASTOLFE.

Que dût-il t’assommer, dût-il te faire pendre,

Tu ne sauras plus rien, je t’en donne ma foi,

Et ton Maître irrité me vengera de toi.

FERNAND.

Je mourrai donc.

ASTOLFE, s’en allant.

Va, meurs, c’est ma plus forte envie,

Je plaindrais un souhait pour racheter ta vie.

FERNAND.

Puissé-je voir périr tout Enchanteur maudit !

ASTOLFE, se retournant.

Je te verrai pendu, mon Art te le prédit.

FERNAND.

Cette prédiction est digne du Prophète.

 

 

Scène III

 

FERNAND, JULIE

 

FERNAND.

Ah ! Julie, as-tu vu de quel air on me traite ?

JULIE.

Je vois que ton destin n’est pas mal expliqué.

FERNAND.

Quoi, le sort des pendus m’est-il bien appliqué ?

Mais tu me rends encor surpris de ta présence,

Je te croyais déjà de retour à Valence.

JULIE.

Te voyant en péril de faire un si beau saut,

Je n’ai pu me résoudre à m’éloigner si tôt.

FERNAND.

Tu m’obliges beaucoup, et pour t’en rendre grâce,

Quelque sort qui m’arrive, il faut que je t’embrasse.

JULIE.

Quoi ! tu ne me fuis pas ? prends garde d’avancer ?

FERNAND.

Non, ma peur se dissipe, et je veux t’embrasser.

JULIE.

Tu deviens trop hardi.

FERNAND.

Pour moins l’on se hasarde,

Je m’apprivoise un peu tant plus je te regarde,

Et l’amour dont pour toi je me sens réchauffer,

Combat toute ma crainte et veut en triompher ;

Tu n’es pas, ce me semble, un animal farouche

Qui fais trembler de peur au moment qu’on te touche ;

Et j’ose me flatter que tu ne me hais pas,

Jusqu’au point de souffrir qu’on m’assomme en tes bras.

JULIE.

Tu peux t’en assurer ; mais d’où vient que ton Maître

Paraît si furieux ? te croit-il un peu traître ?

FERNAND.

Je ne sais ce qu’il croit, mais peste, il devient fou,

Et sa moindre menace est de rompre le cou ;

Il me veut imputer l’erreur qui le possède,

Et je ne sais quel charme implorer à mon aide ;

Mais puisqu’heureusement je te rencontre ici,

Tu peux le détromper.

JULIE.

Oui, j’en prends le souci,

Je l’instruirai de tout, mais de si bonne grâce,

Qu’il ne verra plus rien ici qui l’embarrasse.

FERNAND.

Tu feras un beau coup.

JULIE.

N’en doute nullement.

FERNAND.

Mais surtout dis-lui bien que c’est enchantement,

Il croit tout le contraire, et c’est de quoi j’enrage

De voir qu’il est plus fou, plus il croit être sage.

JULIE.

Je lui ferai connaître en moins de quatre mots...

FERNAND.

Sauve-moi de ses coups.

JULIE.

J’aurai soin de tes os ;

Et je ferai soudain, tant je veux être habile,

S’il t’a promis cent coups, qu’il t’en donnera mille ;

C’est là multiplier.

FERNAND.

À ton dam, sur ma foi,

Car mes poings en feront le partage avec toi ;

Oui, malgré mon amour, si tu fais la folie...

JULIE.

Tais-toi, ton Maître approche.

 

 

Scène IV

 

ALPHONSE, JULIE, FERNAND

 

ALPHONSE.

Ha ! Julie, ha ! Julie !

Que ma joie est extrême en te trouvant ici !

Enfin, de mon bonheur je puis être éclairci ?

Léonor n’est point morte, et cette illustre Amante

À mes yeux éblouis s’offre ici plus charmante ?

Mais pour mieux se venger d’un infidèle Amant,

Veut-elle s’obstiner en son déguisement ?

Ne dissimule plus.

JULIE.

L’on m’oblige au silence ;

Mais je vous dirai tout, Monsieur, en confidence.

FERNAND.

Vous connaîtrez bientôt si je dis vérité,

Et si je n’ai pas lieu de vous croire enchanté.

ALPHONSE.

Tais-toi, fat importun, dont la sottise extrême...

FERNAND, bas à Julie.

Fais-lui voir promptement qu’il est le fat lui-même.

Monsieur, vous la croirez ?

ALPHONSE.

Oui, mieux que toi, badin ;

Ne dissimule plus, Léonor vit enfin ?

JULIE.

Il n’est plus temps de feindre : oui, Léonor respire,

Je trahis sa vengeance en osant vous le dire.

FERNAND, bas.

Quel nouveau contretemps ! Tu rêves ! que dis-tu ?

JULIE,

La vérité ;

Bas.

Fernand, que tu seras battu !

ALPHONSE.

Rare et charmant bonheur ! agréable assurance !

FERNAND.

Monsieur, elle vous raille avec trop d’insolence ;

Ne croyez pas...

ALPHONSE.

Perfide, oseras-tu toujours ?...

JULIE.

Il ne peut échapper qu’en cherchant des détours,

Car il sait bien tantôt qu’il m’avait fait promesse

De vous être infidèle en servant ma Maîtresse,

Et de vous faire croire assez grossièrement

Que vous êtes troublé par quelque enchantement.

FERNAND.

Ah ! l’insigne imposture !

JULIE, bas.

Il en tient.

ALPHONSE.

Hé bien, traître ?

FERNAND, à Julie.

Oses-tu m’accuser d’avoir trahi mon Maître !

JULIE.

Cesse pour ton profit de me pousser à bout,

Tu ne le peux nier, ne t’ai-je pas dit tout ?

FERNAND.

Quoi, tout esprit maudit ?...

JULIE.

Qu’avec beaucoup d’adresse

Ici secrètement l’on mena ma Maîtresse,

Après le triste effet de son cruel transport,

Cependant qu’en la ville on publiait sa mort ;

Qu’Astolfe par ses soins lui conserva la vie,

Et que, de sa blessure heureusement guérie,

La vengeance agita tellement son esprit,

Que, déguisant son sexe, elle vint à Madrid,

Où, pour se faire aimer, osant tout entreprendre,

De son mérite Elvire eut peine à se défendre,

Et consentit enfin à son enlèvement.

FERNAND.

Avec quelle fierté cette traîtresse ment !

Tu m’as dit tout cela ?

JULIE.

Je t’en ai bien dit d’autres,

Pour joindre finement tes intérêts aux nôtres ;

Mais sans l’espoir du gain j’eusse perdu mon temps,

Et ta foi s’est vendue à beaux deniers comptants.

FERNAND.

Il n’est rien de plus faux, Monsieur, et je proteste,

Par le peu de raison qui dans ce lieu me reste,

Que c’est quelque Démon qui parle par sa voix.

ALPHONSE.

Tais-toi, traître, tais-toi pour la dernière fois,

Si tu ne veux d’un coup voir punir ta folie.

Parle-moi, franchement, obligeante Julie :

Puis-je par mes respects vaincre tant de fierté ?

JULIE.

Ne vous rebutez point de vous voir rebuté,

Je sais que rarement votre crime s’efface ;

Mais un charmant coupable obtient enfin sa grâce,

Et de son repentir le charme est si puissant,

Qu’il pourrait plaire moins s’il était innocent.

ALPHONSE.

Je suivrai tes conseils, et sans perdre espérance,

Aux pieds de Léonor...

JULIE.

Je la vois qui s’avance ;

Pressez, sollicitez, combattez ses refus.

Fernand, écoute un mot, te voilà bien confus !

Quoi, tu fuis ? suis-je encor un objet effroyable ?

FERNAND.

N’approche pas de moi, tu ne vaux pas le diable.

 

 

Scène V

 

LÉONOR, ALPHONSE, FERNAND, JULIE

 

ALPHONSE, s’avançant vers Léonor.

Vous ne pouvez plus feindre, aimable Léonor.

LÉONOR.

Quoi, lâche, en ton erreur persévérer encor ?

Ne m’importune plus, et cesse de prétendre...

ALPHONSE.

Je vous laisse en repos, si vous daignez m’entendre,

Et je ne prétends plus pour mon unique bien,

Que de vous reconnaître, et n’espérer plus rien :

Je ne refuse point de servir de victime

Au généreux transport d’un courroux légitime,

Disposez de mes jours, mais si vous m’en privez,

Laissez-moi le bonheur de voir que vous vivez :

Souffrez, pour adoucir mon destin déplorable,

Que je sache en mourant que je suis moins coupable,

Et que ma trahison n’a pas mis au tombeau

De la Terre et des Cieux le chef-d’œuvre plus beau,

Montrez-vous à mes yeux, mais montrez-vous, Madame,

Mon supplice à la main, preste à m’arracher l’âme,

C’est ainsi que la mort rendra mes vœux contents,

Et l’obtenir de vous est ce que je prétends.

JULIE.

Vous êtes reconnue et j’ai tout dit, Madame,

Astolfe est mon garant, et m’exempte de blâme,

J’ai parlé par son ordre.

LÉONOR.

Ha ! le cruel me perd !

Hé bien ! perfide, hé bien ! mon sort est découvert,

Je n’en dois point rougir puisque je suis vengée.

Oui, je suis Léonor, cette Amante outragée,

Oui, je suis Léonor, indigne et lâche Amant,

Qui ne pus m’exempter de t’aimer tendrement :

Perfide, je t’aimai ; mais Ciel ! le peut-on croire ?

Je t’aimai jusqu’au point d’en mépriser ma gloire,

D’armer contre mes jours mes criminelles mains,

Et de sacrifier ma vie à tes dédains ;

Mais apprends que le Ciel qui me l’a conservée,

Du crime de t’aimer m’a tout d’un temps sauvée :

J’ai vu mes feux éteints, revoyant la clarté,

Et j’ai perdu l’amour, quand le jour m’est resté.

Je vis encor, ingrat, mais ma tendresse expire,

Je ne conserve plus que le soin de te nuire,

Et c’est pour me venger de toi plus noblement,

Que j’ai pu me résoudre à ce déguisement :

Admires-en l’effet. Cette Elvire adorable

Qu’à mes faibles attraits tu trouvas préférable,

Ne feint point de changer pour ces mêmes attraits,

Et l’objet qui te charme est blessé de mes traits ;

Mais l’essai me suffit d’une telle victoire,

J’en rejette le fruit, quand j’en obtiens la gloire ;

Va, tâche à regagner l’objet qui t’a charmé,

Je te laisse l’espoir d’en être encor aimé,

Je te rends ton Elvire en dénouant sa chaîne,

Reçois là de ma main pour preuve de ma haine,

Et crois que ton amour choque peu mes souhaits,

Si tu peux m’oublier, et ne me voir jamais.

JULIE.

Hélas ! que justement votre haine est cruelle !

Elle peut m’accabler sans être criminelle,

Je ne murmure point d’en voir le triste effet,

Mais je n’accepte point le don qu’elle me fait :

Coupable, ayant trahi vos adorables charmes,

Je le deviens encor en leur rendant les armes ;

Mais ce crime est si beau, que loin de le nier,

Je trouve de la honte à m’en justifier :

Souffrez que dans les fers votre fierté me brave,

Qu’on me voie à vos pieds soupirer en esclave,

Et publier partout, qu’après ma trahison,

Il ne m’est plus permis d’en mériter le nom :

Si ma témérité vous semble encor blâmable,

Ma mort suivra de près cet aveu déplorable,

Puisque de vos rigueurs l’irrévocable Arrêt...

LÉONOR.

Je ne veux point ta mort... Ciel ! mon Père paraît.

 

 

Scène VI

 

TIMANTE, ASTOLFE, LÉONOR, ALPHONSE, FERNAND, JULIE

 

LÉONOR, à Timante.

Enfin je suis trahie, et je me vois contrainte

D’avouer malgré moi notre inutile feinte ;

Cet ingrat me connaît, je n’ai su l’éviter.

TIMANTE.

C’est donc, c’est donc à moi maintenant d’éclater.

Perfide, qui ternis l’éclat de ma famille,

Qui me ravis l’honneur en outrageant ma Fille,

Songe à te garantir d’un Père malheureux.

LÉONOR.

Ha ! Monsieur, faisons voir un mépris généreux !

TIMANTE.

Non, il faut que mon bras justement le punisse,

D’avoir rompu tes fers avec tant d’injustice ;

Ou qu’il rentre, l’ingrat, dans des liens si doux,

En te donnant la main en qualité d’Époux.

LÉONOR.

Je préserve le Ciel d’une telle infamie !

Quoi, l’ingrat m’aimerait pour conserver sa vie ?

Et se croirait puni de me donner la main,

Quand son cœur en secret forme un autre dessein ?

ALPHONSE.

Vous connaissez mes vœux ; dites plutôt, Madame,

Qu’un sincère remords ne touche point votre âme,

Que votre hymen n’est pas le prix d’un repentir ;

Vengez-vous par ma mort, frappez généreux Père.

Je vus offre en mon flanc de quoi vous satisfaire,

J’ai du respect pour vous autant que j’ai d’amour

Pour cet illustre objet qui de vous tient le jour ;

Je ne me défends point, et je ferais un crime...

LÉONOR.

Que tu sais bien surprendre un cœur top magnanime.

ASTOLFE.

Madame, il faut céder aux tendres sentiments

Qui renaissent toujours dans le cœur des Amants.

ALPHONSE.

Prononcez mon Arrêt, voulez-vous que j’expire ?

LÉONOR.

Je veux, je veux, ingrat, ce que je n’ose dire.

ALPHONSE.

Ô Ciel ! vous voulez donc approuver mon amour ?

LÉONOR.

Je veux tout ce qu’il faut pour te sauver le jour.

ALPHONSE.

Que ne vous dois-je point ?

LÉONOR.

Va, cesse ce langage,

Et ne m’oblige point à rougir davantage ;

Elvire vient, il faut l’instruire en eu de mots...

 

 

Scène VII

 

ELVIRE, FÉDÉRIC, LÉONOR, ALPHONSE, ASTOLFE, TIMANTE, FERNAND, JULIE

 

ELVIRE.

Croirai-je ce rapport qui trouble mon repos ?

De grâce apprenez-moi si je suis abusée,

Vous êtes enfin Léonor déguisée ;

[...]ric me l’assure avec de tels serments,

[...]e déduit si bien tous ces évènements,

[...] j’ai lieu de douter...

LÉONOR.

N’en soyez plus en peine ;

[...], je suis maintenant l’objet de votre haine,

[...]ame ; et Léonor qui se découvre à vous,

[...] doit plus espérer qu’un extrême courroux.

ELVIRE.

[...], l’on m’affronte ainsi ? sont-ce donc là tes charmes,

[...]osteur, qui devaient m’épargner tant de larmes ?

ASTOLFE.

[...]us ferai jouir d’un destin assez doux,

[...]s présentant ici Fédéric pour Époux ;

[...]merite est illustre, et son amour parfaite,

[...] plus je vous offre une sûre retraite ;

[...]ndant qu’à Madrid publiant votre sort,

[...]ques vo parents on fera votre accord.

FÉDÉRIC.

J’entreprends de le faire avec gloire, Madame,

Si ma fidèle ardeur enfin touche votre âme,

Si je puis me flatter d’un traitement plus doux.

LÉONOR.

Madame, cet Amant est plus digne de vous,

Et vous ne perdrez rien, l’acceptant en ma place.

ELVIRE.

Je dois bien m’y résoudre après cette disgrâce,

Si de mon inconstance il n’a pris quelque horreur.

FÉDÉRIC.

En me rendant heureux, j’aimerais votre erreur.

ASTOLFE.

Ainsi puisqu’à vos feux j’ai levé tant d’obstacles,

N’ai-je pas trouvé l’Art de faire des miracles ?

Et si, comme Fernand, chacun me connaît bien,

On me va croire encor plus grand Magicien.

FERNAND.

Quiconque le croira n’aura point de cervelle.

ASTOLFE.

Tu vois que ma Magie est assez naturelle.

FERNAND.

Ma foi, votre Magie est sans enchantement,

Et vous ne savez rien que mentir diablement.

ALPHONSE.

Je dois bien maintenant châtier ta folie.

FERNAND.

Souffrez, pour m’en punir, que j’épouse Julie.

JULIE.

Je ne suis qu’un Démon, vois ce que tu feras.

FERNAND.

Tu ne l’es pas encor, mais tu le deviendras,

Car souvent ce malheur n’est que trop véritable,

Que qui prend une Femme épouse pis qu’un Diable.

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